The establishment of a policy for contemporary dance in France (1975–2010) La construction d’une politique de la danse contemporaine en France (1975–2010)

In This Article

Novancia, Chambre de Commerce et d’industrie de Paris, Île-de-France

Résumé

Jusqu’aux années 1960, la danse académique occupe en France une position hégémonique. Au milieu des années 1970, on observe une réorientation de la politique chorégraphique à travers la reconnaissance de la danse contemporaine comme domaine d’intervention publique spécifique. Cette politique, axée sur le soutien à la création, comporte aussi des mesures concernant la diffusion et l’enseignement. Elle débouche sur la constitution d’un monde artistique distinct de celui de la danse classique et sur l’existence d’une offre d’une grande diversité. Dans les années 1980 et 1990, la programmation et le public de la danse contemporaine progressent considérablement, de même que l’offre des compagnies, qui augmente dans des proportions au moins équivalentes. Cette communication répond donc à deux principaux objectifs : analyser les moyens employés pour développer le public de la danse contemporaine et présenter un bilan de ces actions montrant à la fois leurs résultats tangibles et les difficultés rencontrées.

Abstract

Right up until the 1960s, classical dance occupied a monopolistic position in France. In the mid-1970s, we could observe a repositioning of dance policy through the recognition of contemporary dance as an area of specific public intervention. This policy, pivoting on professional arts subsidy, also included measures in relation to distribution and teaching. It led to the establishment of an artistic world distinct from classical dance, and the existence of rich and diverse performance choices. In the 1980s and 1990s, scheduling and the contemporary dance public expanded significantly, as did companies’ offerings, which increased in equivalent proportions. This paper therefore meets two main objectives: an analysis on the means deployed to develop contemporary dance audience statistics, and presentation of a report on these actions; demonstrating both their tangible results and the stumbling blocks encountered.

Mots clés : politique, danse contemporaine, création, programmation, public

Keywords: contemporary dance, creation, policy, scheduling, public

Jusqu’aux années 1960, la danse classique jouit d’un monopole en termes de légitimité artistique et de financements publics. L’État concentre son aide sur l’Opéra de Paris et n’apporte qu’une contribution limitée à l’activité d’autres troupes de ballet intégrées dans des maisons d’opéras financées principalement par les municipalités. Dans les années 1970, la reconnaissance de la danse contemporaine par l’action publique constitue un tournant de la politique chorégraphique. Cette reconnaissance doit beaucoup à Michel Guy, fondateur du Festival d’Automne et secrétaire d’État à la Culture en 1974 : l’expression danse contemporaine figure dans le titre d’un chapitre d’une conférence qu’il donne à la fin de l’année 1975 1 . Elle s’applique alors à de nouvelles approches de la danse qui se démarquent de l’univers classique et des danses de divertissement.

Dès la fin des années 1970 se met en place un système d’économie mixte où l’intervention publique – subventions aux compagnies et aux structures de diffusion – va de pair avec le jeu relativement libre de mécanismes marchands impliquant la demande intermédiaire – échanges entre les compagnies et les lieux de diffusion – et la demande finale des spectateurs. Pour désigner ce système d’économie mixte, j’emploie les termes de « marché subventionné », et mon investigation est centrée sur le marché intermédiaire, c’est-à-dire sur les échanges entre les compagnies et les structures de diffusion qui achètent ou coproduisent les spectacles.

L’étude de ce marché subventionné du spectacle de danse contemporaine repose sur une enquête empirique de plusieurs années au sein du monde de la danse professionnelle. J’ai interviewé 105 interlocuteurs différents – chorégraphes, administrateurs de compagnies, danseurs, programmateurs, acteurs publics, critiques –, et j’ai complété et étayé ces entretiens par le recueil et l’analyse de sources documentaires sur les situations que j’étudiais (documents administratifs ou comptables, budgets, contrats ou conventions) 2 .

Les données recueillies apportent un éclairage original sur la notion de démocratisation culturelle. Cette notion, placée au centre des objectifs de l’action publique, désigne les politiques mises en œuvre pour élargir l’accès aux œuvres d’art. Les techniques de la danse contemporaine diffèrent fortement de celles de la danse classique, mieux connue du grand public. La question de l’accessibilité de ce nouveau courant fait donc partie des préoccupations des acteurs participant à l’initiation d’une politique destinée à promouvoir son développement en France. Afin de faire émerger la singularité du processus de démocratisation de la danse contemporaine, je montrerai d’abord selon quels mécanismes le fonctionnement du marché subventionné du spectacle chorégraphique débouche sur un primat accordé la création ; je présenterai ensuite l’entreprise volontariste, portée par un grand nombre d’acteurs du monde professionnel, visant à diminuer l’écart entre le public potentiel et les œuvres ; je proposerai, enfin, des pistes d’explication sur le caractère pourtant inachevé de l’ancrage social de la danse contemporaine et la persistance d’obstacles conséquents limitant les possibilités d’extension de son public.

Le primat de la création

L’initiation d’une politique de la danse contemporaine dans les années 1970 s’explique par des facteurs économiques, artistiques et politiques. Sur le plan artistique, le monde chorégraphique est traversé par de fortes aspirations au renouveau. Une nouvelle danse est pratiquée par des danseurs classiques en rupture avec leurs origines mais aussi par des artistes se rattachant à d’autres racines : principalement la danse expressionniste allemande et la modern dance américaine.

Sur le plan économique, le ministère de la Culture est confronté à d’importants problèmes dans le domaine de l’art lyrique et à des demandes des municipalités qui peinent à combler les déficits générés par les opéras municipaux au sein desquels sont intégrées les troupes de ballet. De surcroît, la plupart de ces troupes éprouvent des difficultés à monter des spectacles chorégraphiques, et l’exécution de parties dansées d’opéras ou d’opérettes représente la plus grand part de leur activité. Face à une telle situation, l’émergence de la danse contemporaine est perçue comme une opportunité.

À l’inverse du monde classique, celle-ci est portée par des structures légères sans personnel permanent, s’adaptant ainsi aux exigences des différents projets de création. C’est ici qu’intervient le registre politique. L’administration culturelle, incarnée par Michel Guy, veut que la France retrouve une place centrale sur la scène artistique internationale. Pour le nouveau secrétaire d’État, le rayonnement de l’hexagone sera favorisé par une plus large ouverture vers l’extérieur et par l’accueil de créateurs étrangers. Il intervient auprès de la direction du Festival d’Avignon pour l’inciter à organiser une résidence de longue durée de Merce Cunningham en 1976. Cette résidence a des répercussions considérables au sein du milieu chorégraphique français. De nombreux danseurs partent se former à New York, au studio de Cunningham mais aussi auprès d’autres chorégraphes américains. C’est donc la référence américaine qui s’impose aux acteurs publics, contribuant à un objectif de modernisation et de dynamisation de l’image de la culture française à l’étranger.

L’impulsion donnée par Michel Guy est prolongée par Jack Lang, ministre de la Culture de 1981 à 1986, qui bénéficie de moyens budgétaires accrus. Sa politique est d’abord axée sur le développement de l’offre, même si elle comporte aussi des mesures concernant la diffusion et l’enseignement. Les mesures de soutien à la création chorégraphique contemporaine débouchent sur la constitution d’un monde artistique distinct de celui de la danse classique et sur l’existence d’une offre riche et diverse. En 2005, selon les statistiques du ministère de la Culture 3 , les compagnies répertoriées dans le style contemporain représentent environ un tiers des aides à la création chorégraphique distribuées par l’État. On distingue deux types de structures :

  • des compagnies indépendantes (plus de 200 structures soutenues par l’État en 2005), organisées par projet et dont les ressources sont très variables d’une année sur l’autre ;
  • un second ensemble, constitué d’une partie des centres chorégraphiques nationaux (CCN), structures mises en place dans les années 1980 en référence au modèle de la décentralisation théâtrale et majoritairement dirigées par des chorégraphes contemporains consacrés (15 sur 19 en 2005) et financées par le ministère de la Culture et les collectivités territoriales. Les CCN bénéficient des aides publiques les plus élevées, d’équipes administratives stables et de locaux équipés pour répéter.

Mais la plupart des compagnies ne dispose pas de salles de spectacle 4 , et les pièces sont programmées dans les réseaux de diffusion pluridisciplinaires et dans un petit nombre de structures spécialisées. Les chorégraphes dépendent donc des décisions de directeurs de théâtres ou de festivals pour présenter leurs créations. Ceux-ci effectuent leur programmation de façon relativement libre, c’est pourquoi j’emploie la dénomination de marché subventionné du spectacle chorégraphique. Ce marché subventionné se caractérise par un déséquilibre chronique entre l’offre de spectacles et les débouchés quant à la diffusion. Si la programmation et le public de la danse contemporaine progressent considérablement dans les années 1980 et 1990, l’offre des compagnies augmente dans des proportions au moins équivalentes. L’écart entre le nombre de spectacles créés et les possibilités d’accueil des réseaux de diffusion – c’est-à-dire le nombre de représentations chorégraphiques pouvant être données – reste donc toujours aussi grand. Les problèmes de diffusion se renforcent d’eux-mêmes, car le déséquilibre entre l’offre et la demande entraîne les prix de cession des représentations vers le bas et empêche les compagnies de réaliser des bénéfices substantiels sur la diffusion de leurs spectacles 5 .

Les montants des subventions n’étant pas en général suffisants pour financer les coûts de production des pièces – composé principalement des cachets artistiques et des frais techniques – les compagnies accordent donc la priorité à la recherche d’une troisième source de financement : les apports en coproduction versés par des théâtres ou festivals eux-mêmes subventionnés. Ces apports, constituant une sorte de subvention de deuxième niveau, voire un transfert de subventions, diffèrent du simple achat de représentations, dans la mesure où ils impliquent un engagement financier en amont du projet artistique et un approfondissement de la relation entre les lieux et les chorégraphes. Ils représentent un investissement risqué mais aussi un aspect de la mission des professionnels de la programmation particulièrement valorisant en termes de réputation et de carrière professionnelle. Une telle convergence des intérêts des diffuseurs et des compagnies pour orienter les activités davantage sur le versant de la création que sur celui de la diffusion provoque une dynamique d’emballement et une quête incessante d’innovation, qui ne sont pas sans conséquences sur les possibilités d’élargissement du public de la danse contemporaine.

L’effort pour réduire l’écart entre la création chorégraphique contemporaine et le public

C’est précisément dans le domaine de l’art chorégraphique que le sociologue de l’art Howard Becker (1982) puise des exemples pour illustrer une différenciation entre des conventions artistiques partagées par tous les individus d’une société donnée et celles qui ne sont connues que d’un public d’initiés. Comme cela est généralement le cas pour des innovations en rupture avec les habitudes de perception du grand public, certains spectacles chorégraphiques contemporains ne peuvent toucher qu’un public de connaisseurs :

Des chorégraphes tels que Paul Taylor et Brenda Way utilisent la course, le saut et la chute à la place de figures plus stylisées du ballet classique, voire de la danse moderne traditionnelle […]. Or les formes traditionnelles que les innovateurs remplacent par autre chose sont précisément celles qui, aux yeux d’un public moins averti, distinguent l’art de tout le reste. Ce public-là ne va pas au spectacle de danse pour voir des gens courir, sauter ou tomber ; cela il peut le voir partout ailleurs. Il y va pour voir des hommes et des femmes exécuter des mouvements difficiles et savamment codifiés qui font la “vraie danse”. La faculté d’envisager l’ordinaire comme un matériau artistique, de percevoir dans la course, les sauts et les chutes, par-delà leur réalité immédiate, des composantes d’un langage différent, est donc l’apanage d’un public d’initiés (Becker, 1982, p, 72). 

Le terme de convention revêt chez Becker deux sens différents. Dans certains cas, il désigne des « formes simples de normalisation » qui favorisent des phénomènes de coordination tacite entre les participants du monde artistique (le fait d’accorder les instruments de musique sur le la) ; dans d’autres, la notion suggère une dimension plus complexe qui renvoie à la connaissance véritable d’un art et de son histoire. Becker évoque ainsi des critères communs qui permettent à des amateurs de jazz de s’entendre sur le fait qu’un musicien « swingue ». Les conventions ne sont plus alors des signes ou des habitudes arbitraires, mais les acquis transmissibles d’une activité artistique s’inscrivant dans une tradition.

La danse contemporaine plonge ses racines au début du xxe siècle, période où Isadora Duncan, la danseuse aux pieds nus qui s’affranchissait des codes académiques, enflamme les scènes parisiennes et européennes. Mais ces apparitions n’entraînent pas un véritable bouleversement au sein du monde chorégraphique français, au sein duquel l’impact des Ballets russes joue un rôle prédominant. C’est aux États-Unis et en Allemagne que la démarche émancipatrice amorcée par Duncan donne naissance à de véritables courants artistiques qui se développent dans l’entre-deux-guerres : l’Ausdrucktanz (danse d’expression) en Allemagne et la modern dance (danse moderne) aux États-Unis. En France, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ces nouvelles approches ne sont représentées que par de rares personnalités militantes – Françoise et Dominique Dupuy et Jacqueline Robinson, par exemple – proches des milieux du théâtre, qui font connaître les artistes allemands et américains. Ce n’est qu’à partir des années 1970 que la danse contemporaine accède à une forme de reconnaissance artistique, allant de pair avec l’initiation d’un soutien public. Quelle est alors la spécificité de ce style chorégraphique ?

Laurence Louppe, auteur d’ouvrages de référence sur l’esthétique de la danse contemporaine, propose une réponse pragmatique. Elle emploie l’appellation danse contemporaine dans son sens le plus large, englobant à la fois les fondateurs du début du siècle et les dernières générations d’artistes. Cette définition « opératoire » comporte l’avantage de rester à l’écart des controverses esthétiques qui, précisément, se répercutent sur le lexique employé. Tout en analysant finement les spécificités des différentes techniques qui constituent la danse contemporaine au xxe siècle, Louppe recherche les traits unificateurs de cette esthétique, prise dans sa globalité :

Pour moi il n’existe qu’une danse contemporaine, dès lors que l’idée d’un langage gestuel non transmis a surgi au début de ce siècle. Mieux, à travers toutes les écoles, je retrouve, peut-être pas les mêmes partis pris esthétiques (ce qui a peu à peu, dans ce travail, perdu son importance), mais les mêmes « valeurs » : valeurs subissant des traitements parfois opposés, mais à travers eux toujours reconnaissables (Louppe, 2000, pp. 36–37).

Ces valeurs fondamentales, toujours réaffirmées par les différentes générations d’artistes, de Duncan à Halprin, sont centrées sur la démarche de création, plus que sur son résultat. Les valeurs idéales de la danse contemporaine se fondent sur l’authenticité du cheminement artistique qui, partant d’une impulsion individuelle, traverse la matière corporelle et se traduit dans une forme construite sans référence obligée à un modèle extérieur. Cette traversée fait l’objet d’un contrôle conscient et d’une exploration, dont l’étendue et l’approfondissement constituent la partie essentielle du travail corporel technique. La danse contemporaine se démarque donc des autres styles chorégraphiques plus proches des habitudes de perception du grand public (danse classique, jazz ou hip-hop). Certes, ces valeurs peuvent être partagées par des danseurs d’autres styles, mais l’originalité des représentants du courant contemporain consiste à leur attribuer une priorité absolue, alors qu’elles passent parfois au second plan lorsque l’attention de l’interprète se concentre sur les difficultés inhérentes à certains exercices de virtuosité. La différence la plus radicale réside dans le parti pris contemporain selon lequel tout mouvement peut devenir danse, sans se limiter ni s’astreindre à l’emploi d’un vocabulaire défini de pas et de positions.

Si l’on rapproche les analyses de Becker des thèses de Hans Robert Jauss, visant à construire une « esthétique de la réception », on perçoit l’importance du décalage possible entre la création chorégraphique contemporaine et l’horizon d’attente du grand public, notion définie par Jauss comme :

le système de référence objectivement formulable qui, pour chaque œuvre au moment de l’histoire où elle apparaît, résulte de trois facteurs principaux : l’expérience préalable que le public a du genre dont elle relève, la forme et la thématique d’œuvres antérieures dont elle présuppose la connaissance, et l’opposition entre langage poétique et langage pratique, monde imaginaire et réalité quotidienne (Jauss, 1978, p. 54). 6

Selon les finalités de la démocratisation culturelle, il revient donc à l’action publique d’élargir l’horizon d’attente du grand public afin d’accroître l’audience de la création chorégraphique contemporaine et, pour reprendre les termes d’Augustin Girard (2011), de bousculer les barrières, et de faire que ce public accède non seulement à la culture du passé mais aussi « directement à celle en train de se faire » (p.41). Malgré l’impact réel de la confrontation directe avec les spectacles, cet élargissement implique, depuis le milieu des années 1970 jusqu’au début des années 2000, un recours généralisé à tout une série de techniques d’animation culturelle auxquelles est confiée la mission de « souder une fracture entre une finalité et un produit », ainsi que le montre Jean Caune dans ses travaux sur la médiation (1999, p.226).

La conquête et la fidélisation des spectateurs constituent un axe essentiel de la mission des responsables de la diffusion, dont l’action a favorisé un développement global de la demande finale. L’évolution de la programmation de la danse dans les scènes nationales constitue un indicateur significatif de ce développement : le nombre d’entrées payantes aux représentations chorégraphiques y a plus que doublé durant la décennie 1990, passant de 112 070 pour la saison 1991-92 à 261 055 en 1998-99 7  ; et cette progression concerne principalement les spectacles de style contemporain, dont la part culmine à 95 % des pièces jouées durant la saison 1995-96 8 . Néanmoins, les diffuseurs ne pensent pas que le potentiel d’augmentation du public soit illimité, et ils attirent l’attention sur la difficulté de la tâche à mener dans ce domaine. Gérard Violette, directeur du Théâtre de la Ville de Paris de 1985 à 2008, a obtenu d’excellents résultats en terme de fréquentation en plaçant la danse contemporaine au centre de sa programmation. Ses propos sont représentatifs d’un état d’esprit à la fois volontariste et lucide :

À l’intérieur de chaque établissement, la conquête du public est très difficile et ceux qui travaillent bien arrivent, au bout de quelques années, au maximum de ce qu’ils peuvent obtenir, simplement par le fait d’une programmation de qualité et d’un travail sur le terrain. Après, cela touche le problème de l’éducation, le problème des envies. […] C’est un secteur qui progresse surtout par la pratique des abonnements. Cela veut dire que si vous avez 10 000 spectateurs, ce ne sont pas 10 000 personnes différentes, mais 3 000 qui ont pris trois spectacles. L’extension du public de la danse contemporaine reste très difficile (Entretien réalisé à Paris en mars 2003).

Le travail en direction des spectateurs est sans cesse à recommencer, aucune réussite n’est définitive. L’effort de développement du public entrepris par les diffuseurs implique une collaboration avec les artistes, très fréquemment sollicités pour la mise en œuvre de programmes de sensibilisation ou d’actions pédagogiques. Selon des modalités très diverses – participation du public à la création, intégration de danseurs amateurs dans les spectacles, ateliers d’initiation ou de pratique, conférences dansées – d’innombrables actions constituent le quotidien de beaucoup de compagnies et de danseurs, le plus souvent menées à la demande des diffuseurs. Ceux-ci estiment qu’une approche sérieuse et professionnelle du public porte ses fruits, à condition d’être conduite de façon cohérente et constante sur le long terme. Mais les résultats de telles actions sont rarement spectaculaires sur le plan quantitatif et il s’agit d’un travail ardu, toujours à recommencer.

Comment expliquer, après quatre décennies d’un soutien public débouchant effectivement sur un essor considérable de la création et de la programmation de pièces chorégraphiques contemporaines, cette forte résistance de l’ensemble du corps social à l’égard de ce style de danse ?

Un processus de démocratisation inachevé

Parmi les obstacles restant à dépasser pour progresser vers une meilleure reconnaissance sociale de la danse contemporaine, trois facteurs nécessitent une étude attentive : les problèmes liés à une faible connaissance des caractéristiques et des comportements du public en France ; une vision clivée de l’activité artistique opposant les activités de création et les activités pédagogiques, souvent dévalorisées ; enfin, la rareté des débats esthétiques, limités par un manque de ressources en langue française dans les domaines historique et critique.

La dernière enquête de grande ampleur sur le public de la danse a été réalisée en 1988 sur un échantillon de 10 000 personnes représentatif de la population française âgée de plus de 15 ans, et les résultats ont été publiés au début des années 1990 (Guy, 1991). On y relève une proportion de 8 % d’individus ayant vu au moins un spectacle de danse professionnelle dans les quatre années précédant l’interview, et pour ceux d’entre eux ayant vu un spectacle dans les douze derniers mois, la danse moderne ou contemporaine représente plus du quart des réponses. Outre un besoin de réactualisation de ces données, on constate au début des années 2000 de réelles lacunes en terme d’information. On ne dispose d’aucune étude détaillée des comportements ou des caractéristiques des publics de la danse en France et plus particulièrement de la danse contemporaine. Cela constitue un frein dans les débats sur l’économie du secteur chorégraphique, concernant notamment la diffusion et les réflexions stratégiques sur l’élargissement de la demande. Quels sont les facteurs qui expliquent la fréquentation ou non des pièces de danse contemporaine ? Quels sont les liens entre la pratique de ce style de danse et la fréquentation des spectacles ? Quels types de cheminements individuels amènent un intérêt, voire une passion, pour cette forme d’art ? Autant d’interrogations non résolues, d’inconnues qui pèsent sur les réflexions et les échanges d’arguments. En l’absence de données factuelles claires et d’analyses qualitatives rigoureuses, les discussions s’enferment dans des apories, à l’image de l’éternelle question portant sur les rapports entre éducation artistique et diffusion : les uns établissent un lien évident entre les deux registres, les autres stigmatisent le caractère illusoire de ce lien.

Un même manque d’informations et d’études approfondies en langue française s’observe dans les débats touchant à la pédagogie et à la manière dont elle peut jouer un rôle de médiation entre les artistes et les publics. Cela se traduit par une grande confusion et une absence d’évaluation des effets des différents moyens mis en œuvre, s’accompagnant d’une tendance à dévaluer le domaine de la pédagogie, au regard du prestige accordé à la création.

Depuis la fin des années 1970, la plupart des danseurs contemporains participent à des missions de sensibilisation du public ou de formation. Pour les centres chorégraphiques nationaux, une mission de formation (s’adressant au public et aux professionnels) est inscrite dans les conventions signées avec les tutelles, des postes spécifiques sont créés pour la prendre en charge, et le chorégraphe directeur délègue généralement une grande partie de sa réalisation à ses danseurs. Concernant les compagnies indépendantes, la plupart d’entre elles consacrent une part de leur activité à la pédagogie. Cela est parfois imposé dans les contrats de diffusion par les lieux de programmation. Les compagnies les plus en vogue, mieux placées dans les négociations, sont plus libres dans leur choix de prendre part ou non à ces tâches. C’est pourquoi une activité importante dans le domaine de la pédagogie risque parfois d’être associée à une moindre reconnaissance sur le plan de la création. L’un des pionniers de la danse moderne française, Dominique Dupuy, souligne ce mécanisme :

Dans la danse, quand vous faites de la pédagogie ou des choses comme ça, vous n’êtes plus créateur, vous sortez de la branche noble des créateurs qui sont promus par les diffuseurs, programmateurs et producteurs. Combien de fois les gens ont pu nous dire : “Mais vous n’êtes plus créateur, vous êtes dans la pédagogie !” Là, il y a une dichotomie. [Entretien réalisé à Paris en décembre 2007.]

Dans le domaine chorégraphique, les actions pédagogiques ou de sensibilisation visent des publics hétéroclites (scolaires, détenus, personnes âgées, hospitalisées, populations en difficulté ou pratiquants amateurs), voire le « grand public », en accompagnement de la programmation d’une pièce (conférences dansées, ateliers ouverts, bals). Elles sont élaborées avec plus ou moins de rigueur, de cohérence et de continuité. Beaucoup d’artistes ou d’administrateurs de compagnie interrogés dans le cadre de l’enquête de terrain stigmatisent l’absence de préparation et le manque de professionnalisme parfois rencontrés dans la conception des projets, ainsi que la manière dont les compagnies peuvent être utilisées par les structures de diffusion pour se dédouaner à bon marché de ces obligations. Les artistes opèrent une distinction entre des formes sérieuses et réfléchies d’action culturelle et l’existence de dérives pouvant générer d’importantes frustrations, comme le mettent en évidence les propos d’une chorégraphe indépendante :

Dans une ville où j’ai joué récemment, on a fait quatre représentations, j’ai fait deux interventions, une heure dans chaque école, donc deux classes. C’est une goutte d’eau dans la mer, […] mais j’ai accepté parce que je sais que ce travail est fait tout au long de l’année et qu’il y a dans cette ville d’autres compagnies qui font un travail important […]. Par contre, certaines structures se servent des compagnies pour leur travail d’action culturelle 9 . Pour les structures culturelles et les scènes nationales, il est fortement recommandé de faire un travail d’action culturelle et leurs subventions en dépendent. Ils se servent des compagnies, les plus petites qui ne refuseront pas de faire ce travail, parce qu’en découlent les contrats qui vont avec. Ils le ne demanderaient pas à d’autres compagnies parce qu’elles sont au-dessus de cela. Dans certaines structures, c’est vraiment : “vous faites 50 heures d’animation”, et quand je dis 50 heures, c’est 50 heures saupoudrées. [Entretien réalisé à Rouen en décembre 2006.]

Une troisième lacune limite l’ancrage social de la danse contemporaine : le développement d’une culture chorégraphique est freiné par un manque de ressources théoriques en langue française – dans le domaine de l’histoire de la danse et de l’esthétique – sur lesquelles pourrait s’appuyer un discours critique remplissant une fonction de médiation entre la création et le public. Cette lacune a déjà été identifiée dans des études commanditées par l’administration culturelle, comme en témoigne cet extrait d’un rapport commandé par le ministère de la Culture au début des années 1990 : « Le premier constat sur lequel doit se fonder toute réflexion en matière de public de la danse est celui de l’inexistence d’une culture de la danse 10 . » Ce constat a déclenché un processus qui a conduit à la création du Centre national de la danse en 1998, établissement public dont la mission centrale est le développement de la culture chorégraphique. Mais les dispositifs de médiation et de médiatisation de la création chorégraphique contemporaine doivent, aujourd’hui encore, composer avec les difficultés inhérentes à l’élaboration d’un discours critique sur la danse, impliquant la traduction par des mots d’une forme d’expression issue d’un travail corporel.

Il s’agit d’un enjeu essentiel pour l’avenir de la danse contemporaine car, comme l’écrit Rainer Roschlitz (1994), il existe une relation nécessaire entre la mission de démocratisation et l’existence de réflexions critiques, impliquant une argumentation et des critères :

Si l’on a affaire à une œuvre d’art, elle obéit à un principe qui se révèle à l’examen attentif, à des règles qui permettent d’en apprécier l’ambition et la réussite. La déstabilisation herméneutique, constitutive surtout des œuvres modernes, ne rompt qu’avec l’opinion courante, non avec toute rationalité. Sinon l’art échapperait à toute évaluation au nom d’arguments communicables. Or c’est un fait que nous échangeons des arguments pour nous persuader des mérites de telle ou telle œuvre d’art (p.149). 

Roschlitz considère l’existence d’un débat esthétique, auquel serait convié l’ensemble du corps social, comme une condition essentielle d’un processus de démocratisation, supposant qu’une œuvre d’art soit reconnue en fonction de mérites publiquement analysables et justifiables. Quel que soit le degré de qualification d’un spectateur pour apprécier la cohérence, l’aboutissement ou l’originalité d’un spectacle chorégraphique, « il doit néanmoins être possible de mettre à sa portée les critères au nom desquels telle œuvre semble être digne de considération et non telle autre (1994, p.172) ».

Conclusion

La consolidation de l’ancrage social de la danse contemporaine en France implique l’élaboration de trois chantiers prioritaires : la mise à jour et l’approfondissement des données sur les publics ; une étude précise des moyens employés dans le domaine de la médiation et de leurs effets ; une définition des besoins et lacunes dans le domaine des ressources documentaires.

Le premier chantier implique un recours à différentes techniques d’enquête : une enquête quantitative portant sur les caractéristiques et comportements de la demande finale et les facteurs agissant sur la fréquentation des spectacles ; une enquête qualitative visant à cerner les spécificités de la réception des œuvres chorégraphiques, à travers la compréhension des expériences et des parcours personnels des spectateurs. Deuxième aspect, une meilleure compréhension des ressorts profonds de la médiation dans le domaine chorégraphique impliquerait également des enquêtes, mais celles-ci seraient davantage à mener auprès des professionnels chargés des actions artistiques. Concernant enfin le développement des ressources documentaires, il s’agit aujourd’hui d’une véritable préoccupation des acteurs publics (notamment la délégation à la Danse du ministère de la Culture et le Centre national de la danse), dans la mesure où une réflexion rigoureuse est en train de s’élaborer pour soutenir l’édition de livres sur la danse, non seulement spécialisés mais aussi accessibles au grand public. Par ailleurs, des pôles de ressources pour l’Éducation artistique et culturelle (PREAC), ont été créés en 2007 et six d’entre eux sont dédiés à la danse : le Centre national de la danse, Belfort/Besançon, Clermont-Ferrand, Montpellier, Rennes et Poitiers. Les PREAC, pilotés conjointement par les administrations de la culture et de l’éducation, assument à la fois des missions de formation et de constitution de ressources pédagogiques. L’extension de ce réseau constitue un enjeu important pour les années à venir.

Bibliographie

  • Becker, H. S. (1982). Les Mondes de l’art. Trad. Fr. Paris: Flammarion, 1988.
  • Caune, J. (1999). La Culture en action. Grenoble: PUG.
  • Girard, A. (2011). « Développement culturel et politique culturelle », in Le Fil de l’esprit, Augustin Girard un parcours entre recherche et action. Paris : Comité d’histoire du ministère de la Culture.
  • Guy, J.-M. (1991). Les Publics de la danse. Paris: La Documentation française.
  • Jauss, H. R. (1978). Pour une esthétique de la réception. Trad. Fr. Paris: Gallimard.
  • Louppe, L. (2000). Poétique de la danse contemporaine. Bruxelles, Contredanse.
  • Roschlitz, R. (1994). Subversion et Subvention. Art contemporain et argumentation esthétique. Paris : Gallimard.

Cet article est une version remaniée d’un texte mis en ligne dans les « Carnets de recherche » du Comité d’histoire du ministère de la Culture en France, publié avec l’aimable autorisation de cet organisme.

© 2015, Patrick Germain-Thomas