Interrogating the contemporary in contemporary dance: presence, performativity, actuality, in the trans-modern choreographies of M. Marin, F. Chaignaud, C. Ikeda, O. Dubois.

In This Article

Du contemporain dans la danse contemporaine? Présence, performativité, actualité dans quelques créations trans-modernes (M. Marin, F. Chaignaud, C. Ikeda, O. Dubois)

Université de Poitiers, France

Résumé

Le contemporain se fonde sur des tensions dialectiques entre : actualité/virtualité, présence/représentation, narrativité/performativité, action/réflexivité, ou encore texte vocalisé/mouvement agi. Une pièce chorégraphique « con-temporaine », où se joue une tension entre syn-chronie et ana-chronie, se définit comme un processus de (dé)sédimentation temporelle, associant de façon consciente plusieurs temporalités co-présentes : temps mesuré et durée éprouvée, flux d’éternité et occasion de l’instant, et, de manière plus traditionnelle, tension inhérente à la triade passé-présent-futur. C’est ce qui motive une conception spiralaire du temps contemporain dansé, intrinsèquement mul-tiversel (et non uni-versel), s’appuyant sur la répétition cyclique, mais déportée, et la progression linéaire, mais stratifiée. Cette approche du contemporain est montrée à travers l’étude des effets de présence, d’actualité, de performativité, de réflexivité, dans quatre pièces : Description d’un combat, de Maguy Marin (2009), Duchesses, de François Chaignaud et Marie-Caroline Hominal (2009), Medea, Carlotta Ikeda et Pascal Quignard (2012), Tragédie, d’Olivier Dubois (2013).

Abstract

The notion of “contemporary” is based on dialectical tensions between: actuality/ virtuality, presence/representation, narrativity/performativity, action/reflexivity, or even vocalised text/performed gesture. A “contemporary” choreographic work, where syn-chrony and ana-chrony intensely interplay, may be defined as a process of temporal (de)sedimentation, which consciously associates several co-present temporalities: measured time and felt duration, eternal flow and occasional moment, and more traditionally the essential and triadic tension of past—present—future. Thus danced contemporary time may be figured as a spiral; intrinsically multi-versal (and not uni-versal), based on a cyclic repetition, but swerving in a layered linear progression. This perspective of “contemporary” is explored here through specific effects of presence, actuality, performativity, and reflexivity, in four works: Maguy Marin’s Description d’un combat (2009), François Chaignaud and Marie-Caroline Hominal ‘s Duchesses (2009), Carlotta Ikeda et Pascal Quignard’s Medea (2012), and Olivier Dubois’ Tragédie (2013).

Mots clés : temps, contemporain, performativité, actualité, présence
Key words: time, contemporary, performativity, currency, presence

La contemporanéité de la danse : une tension spiralaire de temporalités

Cette brève étude est inspirée du sous-titre donné à la rencontre qui a rassemblé la WDA à Angers : Contemporanéiser le passé : envisager le futur. Le contemporain, notion labile et saturée, y a été souvent évoqué comme un mode d’action et de perception présent, même si le mot n’est pas employé dans l’intitulé qui vient d’être évoqué, et engagé de manière particulière par rapport au passé et au futur  1 . On souhaite esquisser ici un questionnement général qui, d’une part, associe cette notion à d’autres figurations du temps et des temporalités et, d’autre part, soit appliqué, de façon variée, à quatre exemples considérés comme typiquement contemporains, issus de la création française récente : qu’appelle-t-on contemporain en danse contemporaine ?

Le contemporain se distingue d’abord du moderne et du postmoderne, parfois assimilable à l’hyper-moderne, et à plus forte raison d’un certain désormais post-postmoderne, du moins en danse, visant ou succombant à l’infinie répétition ou au report sans fin qu’implique le préfixe, devenu marqueur critique, à l’égard de ce qui précède. Mais on peut aussi rapprocher un certain contemporain des notions d’altermoderne (Bourriaud, 2009) ou de transmoderne (Rodriguez Magda, 1989 et 2004). Pour ces deux termes cependant, une difficulté demeure du fait que ce sont des néologismes relativement rares qui pourraient aussi bien désigner des conceptions du moderne, dont le contemporain serait le générique, lui d’emploi extrêmement fréquent, voire dilué. On y recourra seulement plus loin.

On propose pour l’instant plutôt de partir de l’étymologie pour préciser les relations du contemporain avec le présent, voire, en opposition, le permanent ou transhistorique. Le mot contemporain, d’origine latine (cum + tempus), a pour analogue grec synchrone (sun + chronos), en opposition avec les notions de succession et diachronie. Avec une autre nuance, de fait un enrichissement : le latin tempus (issu d’une racine *tem- signifiant « couper ») et le grec chronos ne sont pas exactement synonymes, puisque ce dernier appartient à un autre système linguistique et culturel, où quatre termes s’organisent les uns par rapport aux autres, comme le résume bien G. Fontaine (Fontaine, 2004, pp. 65-69), en référence aussi aux analyses de E. Husserl (Husserl, 1964), V. Jankélévitch (Jankélévitch, 1978) ou encore G. Deleuze (Deleuze, 1969), suivant une perspective ici schématisée :

aiôn « flux vital, éternité, temps divin, durée de la vie »
chronos « temps qui passe, moment déterminé »

bios « existence, temps de la vie »
kairos « juste mesure, moment opportun, (bonne) occasion »

À la fin de son ouvrage, G. Fontaine aboutit à deux conclusions, que nous faisons nôtres ici, en préalable. La première se construit en décalage avec la définition du temps humain selon P. Ricœur (1983-1985, en particulier t. III Le Temps raconté), fondée sur une narration principalement verbale : « Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière chorégraphique ; en retour, la danse est significative dans la mesure où elle modifie les repères de l’expérience temporelle. » (Fontaine, 2004, p. 241). La seconde vise à repérer ce qu’il y a de spécifique dans ce que la danse contemporaine fait, montre et dit du temps, suivant une approche générale qui autorise les multiples variations rencontrées chez les créateurs, comme l’indiquent les intitulés de la plupart des chapitres présentés  2  :

La danse nous dit-elle quelque chose du temps que les autres arts ne nous disent pas? Si l’on cherche ce que la danse révèle de nouveau sur la nature du temps, je pense que nous ne trouverons rien. En revanche, la danse peut être l’envers et l’endroit de la texture du temps, de ses matières, de son hétérogénéité, de sa puissance (pouvoir et potentiel). En ce sens, la danse est connaissance du temps. L’instant dure, la durée fulgure, le devenir se matérialise à la seconde près. Le temps de la danse est face-à-face avec autrui, affirmation du réel jusque dans sa disparition. (Fontaine, 2004, p. 245)

Cette première série de remarques permet de caractériser une pièce chorégraphique qualifiée de « contemporaine » comme un processus de sédimentation temporelle, c’est-à-dire ni comme une œuvre – surtout en tant que produit délimité (cf. Pouillaude, 2009), ni comme un spectacle (surtout en tant que divertissement ou production de message), mais comme un dispositif expérimental mettant en tension plusieurs temporalités, et donc plusieurs présents (à l’extrême, instantanéité et durée), co-présentes dans la performance et dans sa réception active. Au sens large, une danse performée, par un agent désigné comme danseur, et éprouvée, par un récepteur actif désigné comme spectateur, est constitutivement con-temporaine, dans son exécution performative même. Cette danse conjoint en effet trois niveaux temporels : 1. le temps mesuré et la durée éprouvée, 2. un flux d’éternité et l’occasion de l’instant, 3. et, de manière plus traditionnelle, la triade passé-présent-futur, avec, dans le présent, plus ou moins large, la rencontre entre les traces du passé lointain ou proche et les prémices du futur immédiat ou éloigné.

Cette contemporanéité, dans la danse contemporaine, au sens plus étroitement chronologique et courant (« de notre époque »), se constitue par ailleurs d’effets d’esquive, d’hybridation et de précarité, qui se nourrissent du trouble dans les genres et les temporalités. Le temps contemporain est en effet celui que, composite, font trembler des jeux d’intermédialité, dialogisme et réflexivité, typiques d’une esthétique, d’une éthique et d’une politique temporelles liées, en tension, avec les diverses modalités du moderne évoquées plus haut. Et, cependant, ces temporalités sont parfois confondues ou rassemblées dans une autre définition, institutionnelle, de l’« art contemporain », et donc dans une étiquette peu interrogée de « danse contemporaine » comme continuation, certes critique mais de ce fait aussi envisagée en succession, de la « danse moderne ».

Pour résumer, une proposition chorégraphique contemporaine, dans ce sens multiple, relèverait d’une conception spiralaire (ni linéaire, ni cyclique) du temps, par ailleurs tel qu’il est à la fois pensé et éprouvé, en flux et en tension, foncièrement précaire et réflexif. Une autre image spatiale, assez proche dans ses résultats critiques, serait celle de la multiversalité ou pluriversalité, – distincte de l’universalité, souple, empreinte donc de relativité, et parfois inquiétante, comme la théorise Martin (Martin, 2001 et 2010), au-delà de ses premiers emplois pour les littératures de l’imaginaire :

Le monde contemporain se voit affecté de la dure tâche par laquelle se mesurer au chaos qui est bien autre chose que l’infini. Les premières manifestations de ce point de rupture eu égard aux harmoniques de la modernité, les premières brèches qui se sont glissées dans la quiétude retrouvée devant l’infini enfin dompté, trouvent leur origine du côté du principe d’incertitude que devaient découvrir, avec effroi, les pionniers de la physique quantique. C’est probablement Riemann qui signe la rupture, en posant le pied dans un nouveau monde pour lequel nous avons libéré le vocable de contemporanéité, plus réel que celui de post-modernité, sachant que la construction de ce concept et encore progressiste, relève d’une forme d’historicité trop proche de la chronologie pour satisfaire aux exigences du contemporain. (Martin, 2010, p. 172)

Le contemporain consisterait ainsi par définition en la rencontre des temporalités, des regards, des actions. Avec, d’une part, différents degrés d’actualité, non seulement en termes temporels, selon ce qui est plus ou moins récent, mais surtout, en termes pragmatiques, ce qui est plus ou moins en acte, et donc plus ou moins en puissance, à actualiser ; et, d’autre part, différents degrés de virtualité ou potentialité, dans une pensée deleuzienne, selon ce qui est plus ou moins réel mais non actuel, plus ou moins idéal, mais non abstrait, par exemple dans la mémoire, et en tout cas toujours en mouvement et en tension, (cf. Deleuze, 1996, et plus largement, sur les rapports entre philosophie pratique et danse contemporaine, Sabisch, 2011). Ce dernier jeu entre l’actuel et le virtuel ne recouvre pas exactement les effets pragmatiques, logiques et cognitifs de la fiction, dans ses définitions contemporaines, mais, dans une pièce chorégraphique par exemple, ce rapport peut faire sens, forme et surtout sensation. Enfin, la relation ainsi esquissée entre le contemporain et l’actuel, en termes philosophiques, ne s’accorde pas, leur étant largement antérieure, avec les désignations désormais institutionnelles de « danse contemporaine »/« danses actuelles », qui opposent d’ailleurs aussi un singulier parfois réputé académique et normé, à un pluriel plus libre et mouvant, comme un terme marqué qui s’oppose à une désignation neutre, finalement peu interrogée en elle-même, et de ce fait mal comprise, surtout dans son extrême diversité, qui va maintenant être évoquée par des exemples précis.

Quatre exemples radicaux de contemporanéité : entre dé-sédimentation et présences nues

Quatre exemples vont permettre de mieux identifier et exemplifier cette réflexion générale, reformulée comme un parcours en étapes. Avec un double fil directeur : d’une part, le rapport dialectique, perceptible dans chaque pièce, entre l’archaïque et le contemporain, – comme on l’a étudié ailleurs (Briand, 2013), en écho à Agamben, qui cependant emploie plusieurs fois « moderne » et « contemporain » comme des équivalents (Agamben, 1992 et 2006) ; d’autre part, les genres discursifs ou pragmatiques opérant dans chaque pièce, entre les deux pôles et modalités temporelles typiques de la narration dramatique et de la création plastique.

1. Description d’un combat, de Maguy Marin (2009) : dé-sédimentation et dé-voilement

S. Prokhoris, en introduction à un complexe document de travail détaillant, sous forme de partition reliant « les actions et le déroulé textuel », résume la Description d’un combat, créée par Maguy Marin en 2009 :

Au sol, recouverts de tissus de trois couleurs (bleu, or, rouge), vingt-sept mannequins sont disposés, des soldats morts sur le champ de bataille. Les danseurs, tout en disant de façon continue les textes, marchent vers les corps […], se baissent pour ramasser un tissu, puis se relèvent. Ils recommencent ces trois mouvements – se baisser, se lever, marcher –, suspendus par des temps de pause. Leurs déplacements sont réglés en canons autour des vingt-sept corps de mannequins soldats. Des allers-retours vers le fond obscur du plateau permettent de déposer les tissus. À la fin de la pièce, tous les corps sont dépouillés des tissus qui les recouvraient, il ne reste que les armures sur les graviers. (Prokhoris, 2012, p. 327)

La danse ici présentée est un processus de dé-sédimentation progressive de l’espace scénique, conjointe à une fragmentation extrême du temps, par énoncés textuels et séquences gestuelles, d’un performeur actif à l’autre, par étape limitée. Sur le plan général, en contrepoint, le temps est celui d’une archéologie, à la fois en termes imagés (les strates de tissus et de textes) et épistémologiques, d’une manière foucaldienne, sur la notion de combat ou guerre (Foucault, 1969 ; Jday et Nault, 2014). Et c’est cette tension entre diffraction, liée à des voix et gestes individualisés, et dé-sédimentation spectaculaire, emportée par le flux collectif qui résulte de la succession des fragments, qui soutient l’ensemble d’une performance à la fois complexe et cohésive, rythmée et lente, distante et cathartique.

Au centre de la pièce et des textes qui y sont proférés, l’Iliade d’Homère, une référence archaïque, donc transhistorique, « éternelle », remotivée à chaque époque, suivant un contexte chaque fois similaire et nouveau, et ici renforcée par d’autres citations de Victor Hugo, Charles Péguy, Lucrèce, Ezra Pound, Heinrich von Kleist, Dolores Ibárruri. Ces énoncés ne sont pas joués théâtralement, avec effet de réalisme ou de modernité, mais présentés, avec distanciation, de manière chorale et monodique entremêlée, comme dans les voix d’un rituel funèbre, à la fois épique et tragique, dont le temps se découpe (tempus/templum) comme un « espace de temps » sacré, donnant à voir une succession d’actions répétitives, orientée vers la réalisation d’une performance développée – le dévoilement décrit plus haut.

La notion de description présente dans le titre de la pièce renvoie au genre classique de l’ekphrasis, type d’énoncé dont le premier exemple traditionnel est le Bouclier d’Achille, au chant XVIII de l’Iliade : l’ensemble du kosmos, et donc de la condition humaine, est représenté là comme un agencement plastiquement complexe et précieux de scènes et séquences en mouvement, en particulier plusieurs scènes de danse, de la danse des étoiles à une danse de mariage, et une scène de combat, mise en abyme de l’épopée, où s’affrontent assiégeants et assiégés. L’ekphrasis antique, avant que la notion se restreigne à la description d’œuvre d’art, vise à la présentation totale (ek, « entièrement, jusqu’au bout » + phrazein, « dire, exprimer », cf. Cassin, 1995, p. 680) d’un objet ou d’un événement marquant, empreint de force visuelle (enargeia en grec, evidentia en latin) et sonore, et propre à amener le lecteur/auditeur à se représenter vivement, dans son esprit, la scène évoquée. Pour les rhéteurs, l’exemple typique est la description de bataille, par exemple chez l’historien Thucydide. Un autre type d’énoncé vise à la représentation totale, le katalogos (kata, « de haut en bas, entièrement » + logos, « discours »), mais sans autre mise en forme qu’un effet de liste, parfois attesté aussi dans la pièce de Maguy Marin, par exemple dans la proclamation funèbre des noms de héros morts.

L’originalité de l’ekphrasis proposée ici est proprement chorégraphique, à la fois spatiale et temporelle : les performeurs sont en même temps porteurs d’un texte et de gestes. Aux images que le spectateur se représente, grâce aux voix qui profèrent une description, se superpose ce qu’il voit sur scène : les strates de tissus bleu profond, rouge sang et or, progressivement dévoilés au long des textes, les armes, casques et cuirasses répandus au sol, entre cadavres pitoyables et trophées triomphants. En résumé, en tension avec de multiples espaces, c’est une syn-chronie spectaculaire qui s’organise et bouge, suivant une multiversalité temporelle de type spiralaire, qui associe cycles et progressions, retours et avancées, entre :

  • le temps des textes, de l’épopée archaïque aux guerres actuelles, et celui de
  • leur profération ;
  • le temps des actions décrites, dans la sauvagerie quasi scientifique des combats, en particulier de l’Iliade, et les corps outragés qui s’y donnent à voir et à célébrer, et le temps des actions montrées, dans le dévoilement de l’espace scénique, par strate et recoin, les corps des danseurs-pleureurs présents et les voiles et objets manipulés au sol ;
  • enfin, à chacun de ces niveaux, surtout dans les énoncés et dans les suites de geste, la tension entre, d’une part, chaque élément kinesthésique, visuel et sonore, disons pointu – tel performeur et tel héros grec, comme Patrocle blessant le crâne de tel ou tel Troyen –, et, d’autre part, le flux général où il s’insère, la condition humaine, depuis toujours dominée par les effets pathétiques de la guerre, sous toute forme.

2. Duchesses, de François Chaignaud et Marie-Caroline Hominal (2009) : un momentum d’éternité

Dans les Duchesses, créées en 2009, les deux performeurs presque nus, F. Chaignaud et M.-C. Hominal, debout sur des bases métalliques surmontées de néons rectangulaires qui les éclairent d’en bas, comme dans une statuaire monochrome monumentalisée, quasi antique, présentent, pendant plus d’une demi-heure, un mouvement simultané de hula-hoop, sans pause aucune. De même que la rencontre entre la nudité, de marbre grec mais vivifiée par le mouvement, et la lumière ultracontemporaine du néon, éternisée par sa froideur, met en relation deux temporalités associées, qui, par ces effets sensoriels à la fois puissants et précaires, en produisent une troisième, un archaïque de notre temps (« contemporain »), de même la fascination qui emporte le spectateur dans une transe d’abord kinesthésique, puissante, suivant le double jeu hypnotique des cerceaux, s’allie au sourire léger, toujours possible face à ce qui n’est, ailleurs, qu’une pratique futile. À la conjonction ambiguë des temporalités s’associe celle des registres, entre essai de philosophie pratique, mis en acte et en scène, et virtuosité superficielle, de ce fait des plus profondes, parce que si humainement fragile.

Sur le site de la compagnie de F. Chaignaud et C. Bengolea (Vlovajob Pru) et sur les programmes, la présentation de la pièce montre combien il s’agit ici d’une expérience fondamentalement temporelle, entre jeu frivole et rite cosmique, un instant perpétuel, une répétition incessante, centrée sur deux bassins toujours mobiles, produisant une éternité profonde, sans pause :

Entre extase aride, méditation radieuse et hypnose cruelle, Duchesses explore une danse in-vraisemblable, souveraine et prisonnière, à partir du jeu le plus ancien de l’humanité. Le hula-hoop, symbole de libération sexuelle, devient pour Duchesses, un outil de chorégraphie, instantané et incessant, sans passé, ni futur – un véhicule universel à deux roues  3 .

Le titre de Duchesses semble jouer sur un même type de conjonction labile et changeante, entre fragilité/prégnance, finesse/force, nostalgie/transmodernité, camp/classicisme, transe/lucidité ou ravissement/distanciation, tension/relâchement, ascèse/plaisir, contrainte/liberté (Briand, 2012). Au niveau temporel, l’alliance entre répétition cyclique et progression linéaire motive une énergie très particulière. Ces couples notionnels, incarnés par des figures vives (grain de peau, expression du visage, rapport entre sons et silence, chair et métal, effets de clair-obscur et de souffle, etc.) ne sont pas ici en opposition, mais en co-présence dynamique. Leur association changeante, toujours en jeu, soutient la création, à partir de l’instant et de l’éternité, d’un troisième temps, ni linéaire ni longuement cyclique, mais spiralaire, à la fois momentané (en rapport aussi avec le momentum repris avec constance et fragilité, qui fait durer le mouvement des cerceaux) et perpétuel. Cette pièce chorégraphique montre un perpetuum mobile qui met en contemporanéité les deux performeurs, chacun d’eux avec le public, et, tout autour, le temps vécu des uns et des autres, voire, comme en magie, le microcosme de la performance et l’univers, aux rotations similaires, dans une même célébration non dénuée d’humour et « en même temps » de profondeur.

3. Medea, de Carlotta Ikeda et Pascal Quignard (2012) : incarnation trouble d’images et de mots

Dans Medea, création à la fois chorégraphique et poétique, les deux temporalités amenées à se rencontrer sont d’une part celle de la voix de l’auteur, Pascal Quignard, qui, assis à une table, sous l’éclat d’une lampe de bureau, lit son texte, linéaire et actuel, sur l’héroïne grecque Médée (comme dans plusieurs autres de ses écrits, cf. Quignard, 2013 et 2014), d’autre part celle de la danse de Carlotta Ikeda, frémissement infra-lent, hors du temps, comme souvent dans ce qu’on appelle le butôh, mais avec une identification précaire et forte de la danseuse présente et de l’héroïne antique, qui rappelle la Argentina de Kazuo Ohno, dans une relation plus transhistorique, cependant. Un tiers terme, adossé à une troisième temporalité, relie la voix du texte et le corps de la danse : les fresques pompéiennes, du premier siècle de notre ère, que Quignard interroge et décrit, de manière à stimuler l’imaginaire des spectateurs (encore des effets d’enargeia, comme on l’a vu pour la description de Maguy Marin), tout en en soutenant la vision spectaculaire, les images directement reçues, face à la scène, empreintes d’horreur et fascination mêlées. L’ensemble est dominé par une horloge en panne, figée, symptôme explicite de cette éternité d’un long moment, qu’on vise à désigner comme une actuelle contemporanéité.

Encore comme chez Maguy Marin, non sur la scène cette fois, mais sur la peau même de la danseuse, au visage surblanchi, spectral, dans un espace obscur, on assiste aussi à une dé-sédimentation, figurée par les différentes robes, de matières et de couleurs variées (rouge et bleu nuit, notamment), un rituel de dépouillement et de métamorphose lente et continue, une épiphanie monstrueuse, où la femme et la mère blessée à mort, terrifiée, meurtrière est aussi une sorcière divine, chthonienne, élémentaire, descendante d’Hélios-Soleil, c’est-à-dire du Temps : « C’est midi/Médée monte, avec le soleil, jusqu’au soleil/Médée rejoint le Temps, son père, auprès du Soleil, son grand-père », comme le dit Quignard, dans une reformulation allégorique, donc moderne, du mythe ancien. La danse, incarnation des mots et des images, vues et fantasmées, rend ce texte véritablement contemporain et le fait vibrer en le troublant et sédimentant par des effets d’intensité et de présence, en variation constante de régime, à la fois linéaire et répétée, spiralaire selon l’image spatio-temporelle évoquée plus haut : les gestes répondent à la voix et à la musique (concrète, discrète, cathartique, d’Alain Mahé), mais aussi, en même temps, ils les esquivent ou les fissurent, et à l’inverse, sons et phrases résonnent d’après la danse, en l’altérant tout autant. Séparés sur la scène et par les sens différents qui les perçoivent, le texte et le corps, rendus à la fois contemporains et hors du temps, se frôlent ou s’étreignent ou s’évitent, construisant, pour le temps de l’expérience, proche d’un certain ravissement (Briand, 2014), une éternité infra-archaïque/ultra-contemporaine qui fait sortir le spectateur de son présent actuel.

4. Tragédie, de Olivier Dubois (2013) : un implacable rite de nudité, jusqu’à la catastrophe

Tragédie d’Olivier Dubois est le dernier exemple, choisi pour cette étude bien avant qu’il soit présenté à Angers, justement à l’occasion du WDA Global Summit. Il s’agit d’une expérience intense, enthousiasmante pour certains, insupportable pour d’autres, où le jeu des temporalités est crucial, en tant que tel, dans le spectacle, et, de manière plus théorique, par rapport à la contemporanéité ici étudiée.

Le temps de la pièce se fonde sur une progression tenace, radicalement soutenue par la musique immersive de François Caffenne, qui démultiplie et amplifie une rythmique de « pas de géants », selon les propres termes d’O. Dubois, à la fois répétitifs et de plus en plus prenants, à la fois cycliques et en progression spiralaire. Les dix-huit performeurs, à parité de genre, sont nus du début à la fin, d’abord disciplinés, dans des allers-venues rectilignes, plusieurs dizaines, qui les affrontent au public, comme en sacrifice, puis, pour ainsi dire dans une inexorable épidémie, de plus en plus tremblants, perclus de tics et frénétiques, jusqu’à la longue « orgie » finale, à la fois sexuelle et mystique, qui se résout en de vastes traversées de groupes comme délirants : orgê dénote la colère, orgaô signifie bouillonner, être passionné et le pluriel neutre ta orgia désigne les mystères religieux de Déméter, Bacchos …

La référence antique est constante : dans l’énergie proprement tragique, sacrificielle, de ce qui est donné non pas à voir mais à recevoir, physiquement, selon les reformulations les plus médicales, et « tripales », de la catharsis aristotélicienne (Marx, 2011) ; dans la nudité, d’inspiration statuaire mais mise en mouvement obstiné, frénétique ou fou ; ou encore dans ce qui relève de la présence, aux effets intenses, plutôt que de la représentation, et de l’être-là, ensemble, les uns avec et contre les autres, plutôt que de la narration. Dubois, comme par exemple Romeo Castellucci, n’est ni un metteur en scène, ni un chorégraphe (du moins d’après ce qu’il dit), mais un auteur, quelque chose comme un « écrivain de plateau » (Tackels, 2005), qui tisse des énergies corporelles plus que des formes ou des mots.

Mais cette référence est théorisée (et historicisée) aussi, dans tous les textes de présentation, où sont cités La Naissance de la tragédie de Nietzsche (1872) ou encore La Voix endeuillée de Nicole Loraux, anthropologue de l’Antiquité grecque, en particulier sur la tragédie grecque non comme construction d’une cité (polis) orientée par des messages et valeurs, mais comme rituel euphorique et funèbre célébrant ce qu’est l’humanité, « trop humaine » (Loraux, 1999) :

Les spectateurs de la tragédie grecque étaient, me semble-t-il, sollicités individuellement ou collectivement moins comme membres de la collectivité politique que comme appartenant à cette collectivité nullement politique qu’est le genre humain, ou pour lui donner son nom tragique, la « race des mortels ». (ibid., p. 131)

Ou un peu plus loin :

Comment interpréter ces moments justement célèbres [par exemple dans Les Trachiniennes ou Ajax de Sophocle] où l’exaltation précède la catastrophe au point que, si l’on ne se méfiait d’introduire indûment de la métaphysique dans la tragédie, on pourrait croire qu’il la produit ? Comment une façon d’accentuer un écart au moment culminant de l’émotion tragique ? (ibid.., p. 134)

Épilogue. Du con-temporain comme syn-chronie à l’ana-chronie comme intempestivité présente

Par une coïncidence significative, N. Loraux, que cite O. Dubois, après Nietzsche, sur la tragédie, est aussi une théoricienne de l’ana-chronisme contrôlé comme méthode de comparaison trans-historique, et donc trans-culturelle, propre à nuancer certains biais qu’implique une vision trop uniment historique et linéaire, voire évolutionniste, de l’art et de l’esthétique (Loraux, 1993). Cette référence peut aider à mieux relier la réflexion d’abord théorique, exposée dans la première partie sur la contemporanéité de la danse, en tant que tension spiralaire de temporalités, et les quatre études de cas qui la suivent : l’ana-chronisme de N. Loraux a en effet quelque chose à voir avec une contemporanéité d’autant plus con-temporaine, multiverselle, qu’elle est consciente de ce qui la rapproche, tout en la différenciant, de ses références, notamment les plus anciennes.

Cette approche résonne avec les travaux de Georges Didi-Huberman, comparant Fra Angelico et Jackson Pollock : « On retire l’impression que les contemporains, souvent, ne se comprennent pas mieux que des individus séparés dans le temps : l’anachronisme traverse toutes les contemporanéités. La concordance des temps n’existe – presque – pas » (Didi-Huberman, 2000, p. 15). Ou plus loin : « L’anachronisme serait ainsi, en toute première approximation, la façon temporelle d’exprimer l’exubérance, la complexité, la surdétermination des images » (Didi-Huberman, 2000, p. 16). On peut enfin renvoyer aux études de S. Eisenstein sur le (pré-)cinématisme (Eisenstein, 2009 ; Nacache et Bourget, 2012), en les rapprochant de celles de G. Bolens sur le kinesthésique en littérature, en particulier dans l’épopée homérique ou anglo-saxonne (Bolens, 2000 et 2008), qui nous fait revenir à l’Iliade de Maguy Marin, par le biais cette fois de la notion de corps articulaire et les effets kinesthésiques de la parole épique.

En passant ainsi de la syn-chronie à l’ana-chronie, nous sommes restés à première vue paradoxalement, me semble-t-il, dans la « contemporanéité » comme processus de rencontre fragile et tremblée entre plusieurs temporalités (énergétiques) qui se nourrissent les unes des autres, en se comparant, s’associant, se différenciant, pendant l’expérience temporelle qu’est, constitutivement, une pièce chorégraphique réellement « contemporaine », à la fois synchrone et anachrone, donc. Ce qui peut rappeler les notions d’alter- et trans-modernité, comme mode d’action et de pensée radicale et fluide à la fois, alternative et transversale à la modernité et éloignée des impasses éventuelles de la post-modernité. Et, par certains aspects, pour revenir à une philosophie pratique du temps, une pièce chorégraphique contemporaine serait surtout, en termes nietzschéens encore, « intempestive » et « inactuelle » (unzeitgemäss) 4 .

Bibliographie

  • Agamben, G. (1992). Le geste et la danse. Revue d’esthétique 22, 9-19.
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© 2015, Michel Briand