L’haptique et la chute. Espaces du contact improvisation (Haptics and the fall: spaces of contact improvisation)

In This Article

École normale supérieure de Paris, France

Résumé

Il s’agit d’examiner ici la manière dont le contact improvisation implique une redéfinition de la spatialité subjective des danseurs au moment où ils entrent en contact. Je m’appuie sur mon expérience personnelle en tant que contacteur, mais aussi sur les textes de Steve Paxton, qui initie la forme en 1972, et sur des textes de philosophie, notamment de phénoménologie. Le contact improvisation se caractérise par une cartographie sensorielle spécifique, basée autour de l’haptique. Cet investissement postural du toucher produit une immixtion des sphères motrices des danseurs, dont les possibilités d’action se trouvent codéfinies : les contacteurs, loin de s’appuyer l’un sur l’autre, tombent l’un vers l’autre, ou s’aident mutuellement à sortir de leur axe. C’est dans cette ouverture à l’espace de la chute que se construit la relation à l’espace environnant, considéré alors comme partie intégrante de la danse.

Abstract

This paper examines the way contact improvisation implies a redefinition of dancers’ subjective spatiality when they enter in contact. I draw on my personal experience as a contact improviser, but also on the writings of Steve Paxton, who initiated the form in 1972, and on philosophical writings, notably phenomenology. I argue that contact improvisation is characterized by a specific sensory cartography, based on the haptical sense. This postural investment in touch produces an overlapping of the dancers’ kinetic spheres, whereby the possibilities of action become co-defined, in particular in the movements of falling and micro-falls that they share. The relationship to the surroundings is thus constructed through this commonality, making space an invitation for falling.

Mots clefs : contact improvisation, Paxton (Steve), philosophie, physique, espace

Keywords : contact improvisation, Paxton (Steve), philosophy, physics, space

L’entrecroisement des sphères haptiques

En 1975, trois ans après avoir développé la forme de danse qui allait devenir le contact improvisation, Steve Paxton proposait cette définition de la relation entre contacteurs :

chaque membre du duo improvise librement avec pour but de suivre les chemins disponibles les plus simples au sein des mouvements mutuellement dépendants de leurs masses. (Paxton, 1975, p. 40)

La liberté de l’improvisation s’effectue ainsi au sein de la nécessité (« dépendance mutuelle ») imposée par la rencontre des « masses » que représentent chacun des deux partenaires. Les masses sont investies d’une dimension essentiellement tactile (davantage que visuelle par exemple), en raison de l’insistance marquée, dès les débuts de la forme, sur l’idée d’explorer les possibilités offertes par le toucher. 1

Two men dancing in a studio, both bend and kneel with one reaching over to touch the others back.Figure 1: Joerg Hassmann et Adrian Russi. L’orientation de l’ensemble du corps est ici clairement polarisée par le point de contact au sommet du crâne des deux danseurs. (Source adrianrussi-en.weebly.com)

Parler de « masses tactiles » indique bien la particularité qu’a le sens du toucher dans la pratique du contact improvisation : il excède le cutané (cette zone de l’espace contiguë à ma peau) pour s’élargir à la sphère qu’on pourrait nommer sphère de l’haptique, dans la mesure où c’est un toucher qui entraîne immédiatement des conséquences sur le placement du centre de gravité des danseurs. Le contact est haptique, parce qu’il suscite, sous la surface, une réorganisation posturale et kinesthésique en réaction aux données changeantes de l’environnement  2 . Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il s’agirait toujours de s’effondrer sur son partenaire : on peut tout aussi bien être affecté jusqu’en son centre de gravité par un simple effleuré, voire en restant à distance, en dehors de la sphère tactile du partenaire. Pour le dire autrement, le « contact » du contact improvisation est une certaine manière de se laisser réorganiser (posturalement, kinesthétiquement) par les données sensorielles (visuelles, olfactives, tactiles, etc.). Cette première définition de la relation au partenaire, comprise, donc, comme partage du centre de gravité par entrecroisement des sphères haptiques, implique d’emblée un régime de spatialité particulier.

Contrairement à ce qui se passe dans la perception piétonne ordinaire, le contacteur est en effet invité à faire tomber la distance qui sépare l’information sensorielle et la réaction motrice. Cette mise à distance, que le philosophe Jean-Marie Schaeffer (2000, p. 14) désigne comme « mode distal de la connaissance », s’exprime le plus clairement dans le sens de la vision : je peux voir un spectacle tout en restant assis, sans réagir (sans monter sur scène). Le distal, en ce sens, s’oppose aux explorations cognitives qui relèvent du proximal et qui sont le propre par exemple des organismes primitifs comme l’Amibe, chez qui l’information sensorielle se traduit systématiquement en réaction motrice. Contrairement aux animaux plus évolués, en effet, l’Amibe n’a « pas accès à des informations désintéressées—c’est-à-dire non soumises à une exploitation actantielle » (Schaeffer, 2000, p. 21) : percevoir, pour l’Amibe, c’est déjà se mouvoir. Au contraire, comme le note Schaeffer,

le grand saut de l’évolution cognitive se produit avec les organismes capables à la fois de retirer l’information à partir de sources d’information distales (donc spatialement éloignées) et de défaire le lien automatique entre la réception d’information et la production d’une réaction motrice. Chez l’être humain, ce sont les sens de l’odorat, de l’ouïe et de la vision qui rendent possible la réception d’informations distales : ils mettent l’environnement à distance et nous permettent d’avoir une information spatialement structurée et dotée d’une grande puissance d’anticipation temporelle. (Ibid., 2000, p. 21)

C’est donc cette distance, et avec elle la séparation entre les mouvements du corps propre et l’existence ou les qualités de l’objet, que le contact improvisation s’emploie à faire tomber. Cela signifie donc que l’information sensorielle y cesse d’être spatialement structurée comme un simple vis-à-vis : en toute rigueur, il n’y a plus d’ob-jets perçus, mais plutôt des tendances, des mouvements, parce qu’on invite le contacteur à vivre activement l’indissociabilité entre les données des sens (usuellement traitées de manière « distale ») et leur impact sur le mouvement au présent.

Évidemment, les choses ne se passent pas constamment ainsi, et comment le pourraient-elles ? Les perceptions distales qualifient notre régime perceptif commun, et nous ne pouvons tout à fait nous en défaire. C’est souvent dans ces moments qu’il y a « coups et blessures » : parce qu’une douleur, une fatigue, une inattention font sortir du régime proximal. Il reste que ce régime est en quelque sorte l’idéal type visé par les expérimentations sensorielles mises en œuvre dans le contact improvisation. La plus parlante de ce point de vue est évidemment la blind jam (voire la blind and deaf jam), où les danseurs sont invités à danser les yeux fermés (et les oreilles bouchées) pendant plusieurs heures. Les silent jams (danses entièrement en silence), les danses aquatiques (water dances), les danses en suspension dans les airs (aerial dances) visent de même la suspension du toucher « objectivant » en perturbant les conditions habituelles de perception.

On comprend donc au moins négativement que le statut de la perception tel qu’il est investi dans le contact improvisation nous fait sortir du régime d’appréhension objectivant en mettant en avant la sphère sensorielle de l’haptique. Mais il reste à savoir ce que cela veut dire positivement : de quel type d’espace s’agit-il s’il procède de la négation de l’espace « objectivé » ? Mon hypothèse, pour répondre à cette question, est que, en contact improvisation, les coordonnées spatiales sont relatives aux mouvements des partenaires. Autrement dit, le haut et le bas (la droite et la gauche) ne sont pas ceux de la salle, ni même ceux de mon corps dans la posture érigée (le haut correspondant à la tête et le bas aux pieds) ; ils sont tordus ou étirés selon les lignes que me propose mon partenaire (son dos est aussi bien, selon les moments de la danse, un sol, un mur, une rampe, une pente ; sa jambe un pilier qui me supporte, un ressort qui me projette, une branche où je serpente, etc.).

Un espace à courbures variables

Cette idée d’un espace dont les repères seraient relatifs aux mouvements ou aux qualités des objets qui s’y trouvent connaît une première expression dans les hypothèses de la relativité générale d’Einstein et correspond à l’idée de « champ gravitationnel » : à côté d’un objet particulièrement massif, il y a ce qu’on appelle une « courbure » de l’espace ; c’est-à-dire que la lumière qui le traverse se retrouve à décrire un arc au lieu de passer en ligne droite. Il revient au mathématicien Bernhard Riemann d’avoir formulé le premier l’hypothèse d’un tel espace susceptible de variations lorsqu’à la fin du XIXe siècle, il s’est employé à synthétiser les investigations autour des géométries non-euclidiennes : l’espace, suggérait-il, n’est pas seulement le repère orthonormé qui correspond aux postulats d’Euclide ; il est plutôt comme une nappe susceptible de se déformer, d’adopter des courbures positives ou négatives en fonction des objets qui s’y trouvent (cf. Poincaré, 1968).

Après que Einstein eut montré que cet espace riemannien à courbures variables pouvait permettre de comprendre les phénomènes physiques, des sociologues, des psychologues (notamment Eugène Minkowski) et des géographes ont cherché à utiliser ce même paradigme pour expliquer les phénomènes sociaux. Les cartogrammes des géographes, où les surfaces d’une carte orthonormée sont agrandies ou diminuées en fonction des activités qui s’y déroulent, correspondent à cette nouvelle manière de concevoir l’espace.

De ce point de vue, mon idée est donc que la spatialité en jeu dans le contact improvisation est quelque chose comme un espace riemannien, c’est-à-dire que l’espace est, dans un duo par exemple, sans cesse polarisé, infléchi, courbé par les mouvements des danseurs qui entrent en relation.

Sans doute cette capacité des objets ou des mouvements qui se trouvent dans l’espace à en déterminer les orientations n’est pas propre au contact improvisation. C’est même un principe d’écriture chorégraphique assez répandu que de créer des formes de polarisation et d’entraînement réciproque des danseurs les uns vis-à-vis des autres, comme c’est notamment le cas de manière emblématique chez William Forsythe (dans les Improvisational Technologies, le chorégraphe manifeste ainsi clairement le caractère spatialisant du mouvement en superposant à la vidéo des traces des mouvements qui s’y déroulent).

C’est pourquoi je passe donc immédiatement au deuxième moment de ce propos, qui a pour fonction de clarifier la spécificité de cet espace riemannien dans les duos de contact improvisation.

Partager le déséquilibre

Notre question est donc : comment l’espace est-il « fluidifié » de telle sorte que l’entrecroisement des sphères haptiques décrit plus haut puisse se produire ? Mon hypothèse est que c’est la valorisation du déséquilibre et de la chute qui fait de l’espace du contact improvisation un espace à courbure variable. Dans le contact improvisation, en effet, on passe son temps à tomber (d’où les titres des vidéos princeps, Chute et Fall after Newton). Mais pourquoi ?

C’est d’abord qu’une des recherches principales menées par Paxton consiste dans une perturbation permanente du système vestibulaire des danseurs. Comme on le voit sur cette photographie (figure 2) où les danseurs entament une small dance, la nuque est si bien relâchée que l’oreille interne n’arrête pas d’être chamboulée, simulant à répétition des pertes d’équilibre.

Dancers scattered though the studio stand swaying.Figure 2 : Daniel Lepkoff, Christina Svane et d’autres effectuant une small dance. Avec l’autorisation de Daniel Lepkoff (Source : Novack, 1990, p. 62.)

Pourquoi cette perturbation du système vestibulaire change-t-elle l’espace ? Notre perception des verticales dans l’espace est rendue possible par quatre « sens » principalement : le toucher au niveau de la voûte plantaire, le sens viscéral (organes internes dans le tronc notamment) rapporté à la gravité, la vision périphérique et le système vestibulaire. En perturbant le système vestibulaire, c’est-à-dire en simulant la chute, c’est donc la perception de la verticalité qu’on trouble, et avec elle la « stabilité » de l’espace.

La seconde raison qui explique l’omniprésence des chutes concerne la relation au partenaire. On dit souvent que les partenaires en CI ont pour tâche de se fournir des appuis mutuels, d’être là pour assurer une solidité sur laquelle l’autre peut se reposer, bref que la fonction du duo serait de trouver un équilibre partagé. Il me semble que c’est inexact : si le partenaire est un soutien, un appui, c’est au sens où il m’aide à trouver le déséquilibre (ce qui était très manifeste aux tout débuts de la forme, où les danseurs se jetaient littéralement les uns sur les autres, comme on le voit bien dans la vidéo Chute qui documente ces premiers essais).

D’abord pour une raison de simple logique : l’équilibre, au moins au sens thermodynamique, c’est la mort. C’est-à-dire qu’en thermodynamique, le moment où le système que vous considérez est dit « équilibré », c’est le moment où tous les potentiels en sont épuisés, c’est-à-dire où il n’y a plus de possibilité pour le système de devenir autre chose : c’est l’état du système où il y a le moins de différences, différences sans lesquelles le mouvement devient impossible. Analogiquement, je dirais que dans l’improvisation, cet état du système où il y a le moins de différences, c’est une danse où l’on se contente de répéter à l’identique nos petites ritournelles habituelles, où donc l’on est certain de ne pas perdre l’équilibre. De ce point de vue, pour ma part, je ne crois pas que le duo ait fonction d’amener à l’équilibre compris en ce sens.

Quand Paxton parle de « l’état d’abandon » (Paxton, 1977, p. 24) dans le duo de contact, ce n’est donc pas pour dire qu’on se repose entièrement sur l’autre : c’est que l’autre nous force constamment à abandonner nos tendances ou nos habitudes ; et plus encore, qu’il le fait en nous aidant à perdre la notion des verticales sur lesquelles nous nous reposons habituellement. Comme le dit Hubert Godard avec simplicité, « une impro en danse contact, c’est toujours comme si on t’obligeait à accepter que le milieu bouge » (Godard, 2006, p. 62), et avec le milieu, ma place au sein de l’espace.

Pour mieux comprendre cela, je propose de faire un parallèle avec la « théorie du lieu » chez Aristote, parce qu’il me semble qu’elle permet de nommer adéquatement cette relation entre partenaires (cf. Aristote, 2002, IV).

Le terme de « lieu » chez Aristote, indique quelque chose comme l’idée d’un tropisme naturel étendu à tout l’univers. De même que les plantes sont conduites dans leurs mouvements à occuper les endroits permettant la réception lumineuse la plus forte (ce qu’on appelle phototropisme), de même les éléments qui composent les corps vivants ou inanimés ont un lieu correspondant qui est propre à chacun. Ainsi les quatre éléments qui composent les corps au voisinage de la Terre (terre, eau, air, feu) cherchent à rejoindre leur lieu propre, qu’Aristote appelle encore « lieu de repos » : c’est le lieu où ils trouveraient l’équilibre stable, le lieu où ils seraient à leur place (ainsi le lieu propre de l’air est-il de se stabiliser entre l’eau et le feu). Évidemment, les choses se compliquent avec les composés que sont les individus (homme, arbre ou pierre) puisqu’on a alors affaire à une combinatoire d’éléments qui vont chercher à se stabiliser en des lieux différents du cosmos. Lorsque la composition est assez simple, comme dans le cas des inanimés, le problème ne se pose pas tellement : un corps composé pour plus de moitié de l’élément terreux, comme le sont les pierres par exemple, sera nécessairement porté vers le centre de la Terre, qui est son lieu de repos naturel ; c’est ce que nous, « modernes », exprimons dans la loi de chute des graves, ou loi de la gravité.

Mais lorsqu’il s’agit de composés plus complexes, comme c’est le cas des vivants, il y a nécessairement une forme de lutte interne entre les éléments qui forment le « composé » (synolon) individuel : c’est une des raisons pour lesquelles on trouve autant de mouvements désordonnés au voisinage de la Terre—parce que les êtres qui y habitent n’y sont, en toute rigueur, jamais à leur place, si bien qu’ils n’ont de cesse de tomber d’un état de déséquilibre à un autre.

On peut retenir de cette cosmologie aristotélicienne au moins deux éléments centraux. D’abord l’idée que l’espace est qualitativement différencié, et non pas homogène comme le veut la physique newtonienne. Autrement dit, contre l’appréhension naïve de l’espace comme un vide où les objets sont distribués et où le mouvement n’est pas lié à la nature des corps, l’idée d’un cosmos qui n’est pas neutre par rapport aux diverses sortes de mouvements qui s’y opèrent.

Mais plus particulièrement, il me semble qu’il faut accorder toute notre attention au concept de « repos » défendu par Aristote. On l’a dit, l’idée d’Aristote est en effet que le mouvement des êtres naturels, qu’ils soient inanimés ou vivants, s’explique par la recherche de leurs « lieux propres » où ils seraient censés trouver le repos. Ce repos reste toutefois inatteignable tant qu’il y a des individus c’est-à-dire des composés, parce que la composition entraîne une forme de contradiction entre plusieurs tendances, qui correspondent à chacun des éléments. On peut dès lors dire que l’individu (le synolon) se caractérise par le fait qu’il est en déséquilibre (il ne peut trouver le repos) : de cette instabilité, suit nécessairement le mouvement, qu’on peut donc considérer comme une forme de chute perpétuelle d’un état de semi-repos à un autre.

Mon idée est que la rencontre de partenaires en contact improvisation revient à la rencontre de deux « composés » (les deux contacteurs) qui vont en quelque sorte créer à eux deux une nouvelle composition. En entrant dans le studio, ils peuvent avoir le sentiment d’être équilibrés, de savoir où est leur place, si je puis dire, ce qui sans doute est une sensation rassurante. Mais la fonction du duo dans lequel ils entrent, c’est de faire tomber cet équilibre, d’ajouter de nouveaux éléments qui perturberont la stase, ou la routine. C’est, il me semble, une des joies que procurent les duos avec des personnes qui découvrent le contact improvisation : peu marqués par les techniques que le contact improvisation a construites, inaccoutumés à recevoir les signaux classiques des portés, les nouveaux contacteurs déstabilisent, rappellent au duo que rien ne peut être tenu pour acquis, bref apportent un élément qui ne partage pas le même lieu de repos que ceux que les habitudes et le mimétisme tendent parfois à construire dans une communauté de contact improvisation.

Ce qu’on appelle le « duo » de deux partenaires, on pourrait dire que c’est tout le mouvement d’ajustement qu’ils cherchent pour atteindre le repos, c’est-à-dire l’équilibre où ils s’accordent – mais évidemment, si je puis dire, ils n’arrêtent pas de rater cet ajustement, ce qui relance sans cesse le mouvement, jusqu’à épuisement (ou jusqu’à lassitude)…

Je rappelle donc mon cheminement : la spatialité du duo en contact improvisation est du type espace riemannien à courbures variables ; les courbures sont rendues variables par un jeu sur le déséquilibre ; et le duo lui-même peut être conçu comme un jeu de déséquilibre constant où le partenaire, avec qui je cherche l’accordanse, l’équilibre, est celui qui m’apporte la matière qui rend dynamique cette recherche en me déstabilisant.

Danser avec le sol

Jusque-là, nous avons fait comme si l’espace était seulement la distance qui sépare (ou qui réunit) les deux partenaires. Or on pourrait objecter que l’espace, c’est plutôt ce qui contient (un peu comme une boîte) la relation qu’ont les deux partenaires, et donc que cet espace, comme tel, n’est pas affecté par les relations qui s’y construisent.

D’une manière un peu détournée, il me semble que Steve Paxton répond très bien à ce problème dans un article consacré aux solos :

Danser en solo, ça n’existe pas : le danseur danse avec le sol : ajoutez un autre danseur, et vous aurez un quartet : chaque danseur l’un avec l’autre, et chacun avec le sol. (Paxton, 1977, p. 24)

On voit ainsi que pour Paxton, le sol (au moins) doit être considéré comme un partenaire à part entière. Ce qui est intéressant, c’est l’idée de quartet (plutôt que de trio) : cela indique que chaque danseur apporte son sol ou en tout cas son propre rapport au sol. (Et c’est en effet, un exercice classique de contact que de chercher, en fermant les yeux, à sentir les appuis au sol du partenaire, de sentir jusqu’où s’étend l’arc qui relie mes pieds à mes mains et à la terre par le partenaire.)

Cela signifie aussi que quand je danse avec un partenaire, je ne lui offre pas seulement mes mouvements. Dans le partage de mouvements qui qualifie notre danse, il y a quelque chose comme un partage du lieu, c’est-à-dire que : aussi absorbé que je sois dans ma relation avec mon partenaire, il reste toujours que je donne aussi à mon partenaire mon goût et ma relation à l’espace environnant, et pas seulement l’espace de ma kinesphère. Aussi bien, quand j’entre en duo, cela signifie que je ne quitte jamais le premier duo que je partage avec la salle, c’est-à-dire avec ses qualités lumineuses, gravitationnelles, mais aussi plus généralement avec les autres partenaires potentiels qui sont là.

C’est une remarque sur laquelle j’insiste, car c’est sans doute l’élément le moins évident lorsqu’on débute en contact improvisation, où la tendance est de se laisser rapter par le partenaire et de s’enfermer dans le duo (combien de jams où l’on ne trouve qu’une superposition de duos sans communication entre eux). La chose est évidemment compréhensible étant donné le type de sensations explorées par le contact improvisation : sensations tactiles et pondérales qui évoquent l’intime et la chaleur. C’est sans doute la raison pour laquelle Paxton insiste sur l’idée qu’il y a toujours au moins quatre partenaires dans un duo. Il veut dire par là que mon duo ne fonctionne qu’à condition qu’il ouvre en même temps le lieu possible des rencontres avec d’autres partenaires : toute danse à deux se définirait ainsi, en contact, par son ouverture à un troisième ou un quatrième. Dans un ancien numéro de Contact Quarterly, Tony Iarrobino proposait ainsi une belle définition de la jam :

JAM. (n.f.) sens 1. Substance goûteuse qui colle entre les dents. Lorsqu’on l’étale sur le sol avant de danser, elle aide à l’enracinement des danseurs et ralentit la danse. Lorsqu’on l’étale entre les danseurs, elle leur assure un lien durable. (…)

sens 2. Une rencontre de danseurs qui jouent sans partition dans le style impromptu du contact et pour leur propre divertissement. (Iarrobino, 1989, p. 170)

Il s’agit donc plutôt de donner à mon partenaire cette « substance goûteuse » qui circule entre les danseurs, et pas seulement le goût de mon poids et de la sécurité que je lui apporte. Pour le dire autrement, toute la dimension d’accueil et de protection incluse dans le duo devrait avoir pour fonction d’ouvrir l’espace plutôt que de le clore sur la relation entre les partenaires : si la spatialité du contact improvisation est donc co-créée, elle ne se limite pas à la sphère de motricité partagée avec le partenaire, mais s’étend bien au sol, compris comme le lieu que nous partageons.

Accueillir et ouvrir l’espace

Le philosophe tchèque Jan Patočka exprime cette puissance d’ouverture à l’espace contenue dans l’accueil en disant qu’accueillir, c’est toujours, symétriquement, enraciner (cf. Patočka, 1995, p. 108). Par là, Patočka ne veut pas seulement dire que le corrélat de l’accueil, c’est que quelqu’un soit accueilli, et donc s’enracine, s’ancre quelque part. Ce que veut dire Patočka, c’est surtout qu’accueillir, c’est s’enraciner, c’est-à-dire que c’est exactement par le même acte que j’accueille l’autre et que moi-même je m’enracine. Autrement dit, selon Patočka, vous ne pouvez pas vous enraciner, c’est-à-dire aussi bien (pour le dire de manière dansante) confirmer vos appuis, sentir votre terre, sans être en même temps déjà dans une espèce de mouvement qui vous porte ailleurs, du côté de l’exploration, de la recherche.

Le contact improvisation connaît très bien cette dualité accueillir/s’enraciner dans la figure topologique de la spirale qui était dès l’origine, une des formes fondamentales utilisées par Steve Paxton : exécutée dans la stature érigée par exemple, la spirale montre un ancrage au sol qui s’accompagne d’une rotation en place conduite par les bras qui cherchent à atteindre l’extérieur ; dans la spirale, on se trouve à la fois au sol et au ciel, ancré et déplacé.

Plus encore, il me semble que le thème de l’accueil, absolument récurrent dans le discours des contacteurs pour traduire l’idée de disponibilité dans l’improvisation, indique quelque chose de très juste quant à ce que c’est qu’avoir un chez soi. Parler de disponibilité en contact improvisation, c’est à mon sens dire que ma danse ne m’est réellement propre qu’à condition de pouvoir y accueillir un partenaire. Or de même, on pourrait dire qu’un lieu (ma maison, mais aussi bien : mon lieu de travail, ma ville, mon pays) n’est vraiment chez moi que dans la mesure où je suis en mesure d’y accueillir quelqu’un – mon incapacité à faire entrer quelqu’un dans mon appartement ou à laisser entrer un étranger dans mon pays est ainsi le signe d’une fragilité de ce lieu pour moi, le signe d’une inquiétude qui le ronge, d’une impropriété.

Dans le contact improvisation, mon espace n’est donc pas seulement déterminé par les directions que me suggère le partenaire, il est surtout modelé par le fait que je suis toujours susceptible de devenir pour lui un point de repère qui va orienter ses propres mouvements. Il s’agirait, en un sens, d’une forme d’hospitalité inconditionnelle telle que Derrida la thématise dans De l’hospitalité (Derrida, 1997), où, par la qualité de l’accueil fait à l’étranger, la notion de « maître de maison » en vient à disparaître, chacun des deux se retrouvant chez lui avec l’autre : les deux sens du mot « hôte » en français sont ainsi entremêlés–c’est le même qui en même temps accueille et est accueilli.

L’espace partagé avec l’autre, ce que Paxton appelle le « sol », n’est donc pas seulement un milieu pour le partage du mouvement : il est véritablement co-constitutif de ma motricité ou de mon existence, il est ce avec quoi je m’explique, au double sens où je suis en tension avec lui, et en même temps ne peut me découvrir qu’à travers lui.

On assiste donc ici à un aller-retour fondamental entre soi et l’autre, par lequel je ne me définis que dans le rapport que j’entretiens à l’extériorité. Pour le dire à nouveau de manière dansante, on pourrait dire que se sentir, être à l’écoute de ses sensations, n’est pas une affaire de clôture sur soi : y compris dans les méditations les plus apparemment immobiles, il s’agit toujours de se laisser affecter par l’extériorité, et d’être attentif donc à la résonance que produisent les mouvements du monde en soi, plutôt que de se rapporter à un soi « coupé » du monde. En ce sens, la « clarté géographique » (Godard, 2005, p. 8) que j’acquiers dans le contact improvisation sur ma propre situation provient de ce que, au contact de l’autre, ce sont les effets de ma présence que j’observe sur lui, aussi bien que lui observe les effets de sa présence sur moi.

Être ancré dans le sol ne signifie pas que je devrais y construire des appuis solides, il ne s’agit pas de construire une forteresse capable de recevoir les chocs venus de l’extérieur (dont on a en effet vu qu’ils pouvaient être nombreux, en tous cas dans les premiers temps du contact improvisation). Cette interprétation de l’ancrage au sol, on pourrait l’appeler la tendance gymnastique du contact : je me mets à quatre pattes, j’attends que mon partenaire me roule sur le dos, il se met à quatre pattes, j’enchaîne, etc.

En réalité être ancré signifie m’ouvrir à son interpellation, c’est-à-dire être disponible aux déséquilibres qu’il provoque en moi, ce qui n’est rien d’autre que le mouvement fondamental dont parle Patočka comme d’un mouvement qui ouvre l’espace (pour moi et pour les autres). Pour le dire dans les termes de notre discussion initiale des espaces riemanniens, je dirais que dans l’ancrage, il ne s’agit pas de redresser les courbes de l’espace en construisant des appuis solides et inébranlables. Au contraire, étant donné que nous appréhendons spontanément l’espace comme un espace euclidien (c’est-à-dire l’espace orthonormé de la boîte) 3 , il s’agit pour nous d’en fluidifier les coordonnées, c’est-à-dire de le rendre à ses courbures variables.

Tel est l’enjeu de cette chute perpétuelle dans laquelle m’insère la rencontre avec le partenaire : fluidifier les coordonnées de l’espace géométrique, le rendre malléable au partage et faire en sorte que du duo, émerge ce quartet où chacun danse avec les sols de son partenaire. Mes mouvements prennent alors pour cadre de référence la spatialité de mon partenaire au même instant où il reporte les siens sur la carte de mes trajets : c’est cet entrecroisement, que rend possible la rencontre de nos sphères haptiques, qui donne l’espace à notre danse.

Bibliographie

  • Aristote (2002). Physique. Paris: Flammarion, trad. Pellegrin P.
  • Derrida, J. (1997). De l’hospitalité. Paris: Calmann-Lévy.
  • Godard, H. (2005). Regard aveugle. In Rolnik, S. (dir.), Lygia Clark: de l’œuvre à l’événement. Dijon: Les Presses du réel.
  • Godard, H. (2006). Des trous noirs. Nouvelles de danse, 53.
  • Iarrobino, T. (1989). Contact Jam. Contact Quarterly, 14.
  • Novack, C. (1990). Sharing the Dance: Contact Improvisation and American Culture. Madison: University of Wisconsin Press.
  • Patočka, J. (1988). Qu’est-ce que la phénoménologie ? Grenoble: Millon.
  • Paxton, S. (1975). Contact improvisation. The Drama Review, 19 (1).
  • Paxton, S. (1977). Solo dancing. Contact Quarterly, 2 (3).
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  • Poincaré, H. (1968). La Science et l’hypothèse. Paris: Flammarion.
  • Revesz, G. (1950). Psychology and Art of the Blind. London, NYC, Toronto: Longmans, Green and Co.
  • Schaeffer, J.-M. (2000). Adieu à l’esthétique. Paris : PUF.

Remerciements

Je remercie Matthieu Gaudeau, dont l’amitié et le laboratoire de contact improvisation au Studio Keller, à Paris, m’ouvrent quotidiennement les espaces pour réfléchir à ces questions.

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© 2015, Romain Bigé

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