Towards contemporising qualitative movement analysis Vers une actualisation de l’analyse du mouvement dansé

In This Article

Authors

  • Nicole Harbonnier, Département de danse, Université du Québec à Montréal, Canada
  • Geneviève Dussault, Département de danse, Université du Québec à Montréal, Canada
  • Catherine Ferri, Pôle d’enseignement supérieur spectacle vivant (PESSV) Bretagne-Pays-de-la-Loire, France

Résumé

Notre recherche vise à identifier les processus à l’œuvre dans l’observation-analyse du mouvement chez des experts provenant de deux approches différentes : l’analyse du mouvement selon Laban (LMA) et l’analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé (AFCMD). Nous nous appuyons sur l’épistémologie de l’analyse d’activité afin de faire ressortir les convergences et divergences entre les points de vue singuliers, tout en facilitant le passage d’une sémantique professionnelle à une sémantique d’intelligibilité de l’activité considérée. L’étude de terrain est conduite selon la méthodologie psycho-phénoménologique de l’explicitation qui vise à accompagner les experts dans la dimension introspective de leur activité d’analyse du mouvement. Nous émettons l’hypothèse que le croisement des deux approches permettra, in fine, d’articuler de manière plus complète les composantes expressives et fonctionnelles du mouvement et contribuera à réactualiser le schéma conceptuel de Laban à la lumière des nouvelles connaissances en analyse du mouvement.

Mots clés : analyse d’activité, analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé (AFCMD), danse, explicitation, Laban Movement Analysis (LMA)

Keywords: Activity Analysis, dance, explicitation, Functional Analysis of the Dancing Body (AFCMD), Laban Movement Analysis (LMA)

Abstract

This research aims to better identify the processes involved in movement observation-analysis. The participants in the field study are recognized experts highly trained in one of two (or both of these) approaches to movement observation: either in Laban Movement Analysis (LMA) or in Functional Analysis of the Dancing Body (AFCMD). The authors highlight the elements of convergence and divergence which characterize these two perspectives by drawing on Activity Analysis epistemology. Activity Analysis is also seen to facilitate the transition from a professionally circumscribed lexicon to semantics of shared intelligibility. Explicitation interview methodology, a psycho-phenomenological approach, is used in order to give non-directive support to the experts in their introspective study of the process of observation and analysis. We put forward the hypothesis that the encounter between these two approaches can lead, over time, to a greater articulation between expressive and functional components of movement analysis and, by bringing to bear the results of recent studies in human movement, will contribute to bringing the Laban-based conceptual framework into the twenty-first century.

Introduction

Il est frappant de constater la facilité avec laquelle le danseur expérimenté est capable de reproduire une séquence de danse rien qu’en la regardant. Il est tout aussi intéressant d’entendre la subtilité et perspicacité des corrections que les professeurs de danse proposent à leurs élèves après les avoir observés danser. Le point commun de ces deux situations réside dans la compétence d’observation du mouvement construite au cours de la pratique de la danse. Cette compétence est elle-même poussée à un très haut niveau d’expertise chez les analystes du mouvement dansé pour qui l’observation devient l’activité centrale. Or cette expertise, essentiellement construite de manière empirique, reste bien souvent à un niveau implicite. Cependant, quand il s’agit de communiquer ou d’argumenter, il devient nécessaire de comprendre les processus d’observation qui sous-tendent notre activité. C’est dans cette optique que notre projet de recherche en cours propose d’identifier et de rendre explicites les processus à l’œuvre dans l’observation-analyse du mouvement chez des experts provenant de deux approches différentes : Laban Movement Analysis (LMA), qui a vu le jour au début du XXe siècle, et l’analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé (AFCMD) qui apparaît dans les années 1980 et qui s’appuie sur une théorisation actuelle du mouvement humain. En effet, les intuitions du système Laban, très avant-gardistes pour son époque, demandent à être revues à la lumière des connaissances actuelles provenant des champs de la phénoménologie, des sciences du mouvement et de la perception. Afin d’opérer cette « contemporanéisation » en analyse du mouvement, nous prenons deux chemins complémentaires : celui de l’introspection qui nous donne accès à la subjectivité des processus sous-jacents à l’activité d’observation, et celui de l’analyse d’activité  1  qui nous permet de créer des ponts entre des points de vue singuliers.

Dans cet article, nous présentons la problématique et quelques prémices de résultats. Nous commencerons par contextualiser les deux approches d’analyse du mouvement dont il est question ici en mettant en lumière les questionnements qu’elles soulèvent. Nous continuerons en mettant en évidence les spécificités de l’activité d’observation, puis exposerons brièvement le champ de l’analyse d’activité en faisant ressortir son intérêt pour notre étude. Pour finir, nous présenterons la méthodologie psycho-phénoménologique utilisée pour accompagner l’introspection des analystes du mouvement participant à notre étude.

Le contexte historique de l’analyse du mouvement en danse
L’analyse du mouvement selon Laban (LMA)

Rudolf Laban (1879–1958), libre penseur allemand, à la fois philosophe, artiste et théoricien, envisage la danse comme une stylisation des forces vitales de l’individu et de la communauté, ou encore, pour reprendre ses propres mots, comme une « symbolisation authentique de la vision intérieure de l’homme » (Laban, 1994, p. 43). Cela l’amène à concevoir la danse comme une activité essentielle au bien-être des individus et de la collectivité. Laban a publié de nombreux écrits sur le mouvement et sur la danse qui constituent aujourd’hui l’accès le plus direct à sa pensée (1994, 2003a, 2003b  2  ). Ses théories ont par la suite donné lieu à l’élaboration de plusieurs systèmes (LMA, Labanotation, Effort/Shape, Bartenieff Fundamentals), développés par ses nombreux collaborateurs (Lamb, Bartenieff, Preston-Dunlop, Hutchinson-Guest, Knust).

Selon Laban, une approche humaniste du mouvement aurait le potentiel de contrecarrer la mécanisation du corps, corollaire de l’essor de l’industrialisation qui marque son époque (Launay, 1996, pp. 64–70). Laban entrevoit, par la danse, la possibilité d’acquérir une « sagesse motrice capable de relier les actes entre eux par des systèmes de coordinations jusque-là négligés » (Launay, 1996, p. 70). Pour ce faire, il recherche avant tout l’ouverture des possibilités qualitatives du mouvement. Principalement préoccupé par la fonction expressive du mouvement, il est, à ce titre, considéré comme l’un des pionniers de la danse moderne du début du XXe siècle. Il a notamment cherché à rendre compte de la qualité du mouvement en identifiant ses différentes composantes, à savoir l’espace, le corps, l’énergie (formulée en termes d’Effort) et la Forme (Shape). Aussi a-t-il jeté les bases d’un système de notation qui tient compte surtout des données spatio-temporelles du mouvement (Laban, 1956) et qui a été progressivement structuré et stabilisé par ses collaborateurs.

Laban (2003a) identifie, cependant, un écueil dans l’élaboration d’un système de notation du mouvement, à savoir qu’en isolant chaque position du corps, il s’éloigne du flux perpétuel qui est au cœur de ses préoccupations. L’exigence de Laban à cet égard le pousse, dans un deuxième temps, à élaborer une théorie à même de rendre compte de la dimension dynamique et fluctuante du mouvement : l’Effort/Shape.

L’approche novatrice de Laban, lors de son exil en Angleterre pendant la Seconde Guerre mondiale, a contribué à la transformation de l’enseignement du mouvement dans les écoles anglaises. Toutefois, nous émettons l’hypothèse que la vulgarisation et la systématisation de ses théories à des fins didactiques aurait joué un rôle dans un certain appauvrissement de leur portée. Nous relevons également que, d’après Moore (Moore, 2009, pp. 40–41), ce qui caractérise l’attitude de Laban est sa propre résistance à rester dans un système fermé. Il souhaite une évolution dynamique et créative de ses idées et craint une certaine simplification réductrice de ses réflexions. Finalement, les théories de Laban ont doté les danseurs d’un vocabulaire analytique précis et d’une notation symbolique sophistiquée, encore largement utilisés aujourd’hui.

L’analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé (AFCMD)

L’approche AFCMD, développée en France à partir des années 1980 par Odile Rouquet et Hubert Godard dans le cadre de la formation des professeurs de danse, répond à une préoccupation de prévention des blessures et à la nécessité de faire évoluer la pratique qualitative de la danse. Odile Rouquet (1985, 1991), formée en Ideokinesis  3 , préconise une approche sensorielle et poétique de l’analyse du mouvement dansé, émergeant d’une expérience concrète de l’anatomie par la visualisation. Hubert Godard (1990a ; Godard et Gromer, 1995), formé en Rolfing®  4 développe la dimension ontogénique et symbolique de l’analyse, éclairée par une compréhension approfondie de l’anatomie et de la neurophysiologie. Le point de rencontre entre ces deux praticiens est la prise en compte de l’individu dans son « rapport au monde », traversé et construit par la force gravitaire. Ils s’appuient tous deux sur la notion de « corporéité  5  » (Bernard, 1991), héritage de la phénoménologie, et intègrent les connaissances provenant du domaine de la neurophysiologie (Berthoz, 1997) et des neurosciences, afin de mieux comprendre le contrôle et la conduite de la coordination neuromusculaire. En conséquence, la relation entre perception et action, avec ses implications sur la conscience, sur l’exécution et sur la lecture du mouvement, constituent les principaux fondements de cette approche.

L’AFCMD ne cherche pas à développer un cadre conceptuel semblable à celui élaboré autour des théories de Laban, même si Godard a pu proposer certains concepts comme le « pré-mouvement 6  » (1995, p. 224), le « terrain fonctionnel  7  » (1990a, p. 20) ou la « gestosphère  8  » (Godard, Dobbels et Rabant, 1994, p. 65). Cependant, un lexique partagé s’élabore autour des notions d’organisation gravitaire, de dynamique verticale entre poids et orientation, de référent selon les « polarités terre ou ciel » ou de modulation tonique. Toutes ces notions contribuent à envisager la posture comme la coordination première, fondement de tout mouvement.

En résumé, l’AFCMD se situe au carrefour des champs de la kinésiologie, des neurosciences et des pratiques somatiques dans une application directe au mouvement dansé. Elle poursuit un triple objectif : 1) permettre au danseur de développer une efficacité fonctionnelle technique et une subtilité expressive dans son mouvement par rapport à une visée artistique donnée, 2) apporter les connaissances nécessaires à la compréhension du corps en mouvement (anatomie fonctionnelle, neurophysiologie, phénoménologie de la perception et de l’action (Godard et al., 1994 ; McHose et Godard, 2006), et 3) développer les compétences d’observation du corps en mouvement (Godard, 1990b, 1992, 1995 ; Godard et Gromer, 1995 ; Rouquet, 2004 ; Topin, 2001).

Enjeux actuels de l’analyse du mouvement en danse

Il est certain que les deux approches d’analyse du mouvement que nous venons de présenter ne sont pas les seules à avoir été développées, puisque toutes les entreprises de notation du mouvement depuis le XVe siècle étaient déjà sous-tendues par une analyse du mouvement, préalable à leur élaboration. Les travaux de Feuillet au XVIIIe siècle, puis ceux de Benesh et de Conté au XXe siècle, en sont de bons exemples. Nous sommes aussi conscients que les deux approches choisies pour notre recherche ont été élaborées à des époques, dans des espaces géographiques, dans des contextes culturels et artistiques bien particuliers, et poursuivent des objectifs très différents. Nous anticipons cependant une complémentarité constructive qui nous amène à rechercher les convergences et divergences pouvant exister entre les deux systèmes. En effet, bien que tous deux s’intéressent aux liens entre l’aspect fonctionnel du mouvement et sa manifestation expressive, nous émettons l’hypothèse que les praticiens formés en LMA percevront d’abord la manifestation expressive et que ceux formés en AFCMD s’attacheront avant tout à l’aspect fonctionnel du mouvement. Par ailleurs, l’arborescence des concepts labaniens aurait tendance à inscrire la compréhension du mouvement dans un cadre spatio-dynamique, alors que les notions AFCMD feraient converger l’analyse vers la relation spatio-gravitaire.

spatial dynamics drawing and 'orientation, poids'Figure 1 : Perspectives spatio-dynamique du LMA et spatio-gravitaire de l’AFCMD (Left: © Rudolf Laban, dessin de gammes Laban Centre Archives, sans date. Right: © Nicole Harbonnier, Catherine Ferri, La relation gravitaire en AFCMD, sur illustration Clip art, 2014.

Dès le début de ses travaux, Laban a perçu le lien fondamental entre l’intention du danseur, son engagement, sa sensorialité, et l’exécution du mouvement. Rouquet et Godard s’inscrivent dans la continuité de cette idée en tissant des liens approfondis entre la dimension neurophysiologique, la conscience somatique et l’investissement symbolique du mouvement. Même si Laban, Rouquet et Godard expriment clairement tous les trois leur vision dynamique de l’espace, ils le font à partir de points de vue différents. Si Laban adopte un point de vue plutôt vitaliste, à savoir l’espace vu « comme matrice de vie rassemblant matière et énergie » (Schwartz-Rémy, 2003, p. 17), Rouquet et Godard proposent, chacun à leur façon, une perspective symbolique et ontogénique :

Ce que nous appelons ici espace est une production de l’imaginaire, et donc une distribution à densité variable ; l’espace perçu n’est pas homogène … Cette variation, ce gradient de densité de l’espace, se construisent selon les aléas de l’histoire de chacun. (Kuypers et Godard, 2006, p. 63)

À travers leurs propos, nous pouvons décoder des influences philosophiques, scientifiques et artistiques qui les distinguent. En revanche, tous trois adhèrent à une perspective holiste qui trouve un écho dans l’évolution actuelle des discours sur le corps.

Laban, en son temps, a parlé de « pensée motrice » et de « sagesse motrice » (1994, p. 39) pour traduire une expérience de la pensée en mouvement, entrevue comme la manifestation des « “fonctions vitales” de son moteur intérieur » et qui est complètement différente de la pensée en mots. À cet effet, il élabore la théorie de l’Effort afin d’analyser et de décrire les modulations qualitatives du geste en fonction de la disposition « intérieure » et singulière du sujet en mouvement dans sa relation aux facteurs moteurs : le poids, le temps, l’espace et le flux.

Les notions de « pensée et sagesse motrice » s’exprimeraient aujourd’hui en terme de « corporéité » (Bernard, 1995 ; Launay, 1996, p. 91), qui vise à définir le sujet à travers sa relation incorporée au monde qui l’entoure. Godard en parle plus spécifiquement en termes de « flux d’intensité et d’intentionnalité du corps vecteur du danseur » (1995, p. 224). Nous soulignons que, au même titre que la corporéité, les notions de « pensée et sagesse motrice » se reflètent maintenant dans les pratiques et les discours somatiques de plus en plus prisés par les danseurs dans leur entraînement et leurs processus créatifs.

C’est en rapport à cette évolution des pratiques et des discours que l’historienne de la danse, Laurence Louppe (1997), nous invite à revisiter les outils d’analyse du mouvement en évoquant, notamment, le besoin de développer de nouveaux modes de perception et de nouvelles voies d’analyse :

Beaucoup de choses ont avancé dans les corps et il serait temps aujourd’hui de fonder des lieux d’observation plus en rapport avec la sensibilité actuelle. Il serait temps d’explorer, sur un plan approfondi, de nouveaux modes de perception et de nouvelles voies d’analyse (1997, p. 39).

Notre intention de porter un regard croisé sur deux approches d’analyse du mouvement dansé tente de répondre à l’invitation de cette auteure.

L’observation en tant qu’activité

L’observation du mouvement est une activité complexe qui, d’une part, peut être comprise comme un processus créatif, donc fondamentalement subjectif (Moore et Deicher, 2004), et d’autre part, implique simultanément nos dimensions corporelles, cognitives et émotionnelles. Comme nous le rappelle Godard, l’observation du mouvement procède en quelque sorte par « saisie globale » (1995, p. 224), qui implique non seulement la vision, mais aussi le sens kinesthésique, l’émotion, l’imaginaire, les connaissances acquises, ainsi que nos systèmes de valeurs. Godard (2001) définit lui-même son enseignement comme « une école du regard qui ne morcelle pas le corps mais, au contraire, le rend, à travers ses divers modes d’approche, à son destin expressif  9  ». À cette complexité de l’activité d’observation s’ajoute la nature fondamentalement dynamique et fluctuante du mouvement qui s’inscrit dans un déroulement temporel en transformation. Comme nous le rappelle Launay (1996), celle-ci n’est saisissable que par la seule subjectivité perceptive de l’observateur : « L’objet de transmission est soumis à une transformation incessante. Ce qui se transmet n’est pas la danse elle-même mais la perception d’un mouvement par une corporéité singulière » (p. 29).

Par ailleurs, lors de l’activité d’observation, une analyse préliminaire de nos entretiens nous permet de constater chez les participants certaines dispositions attentionnelles qui mobilisent différentes activités mentales. Nous avons repéré au moins deux modes d’attention. Un mode en « attention ouverte » qui laisse l’information venir à soi et rappelle la notion de musement (Sebeok, 1981), décrite par Peirce. Il fait alors référence à l’état de disponibilité et d’ouverture nécessaire au personnage de Sherlock Holmes afin qu’il soit disposé à accueillir tous types d’informations lors de ses enquêtes. Un deuxième mode en « attention ciblée » qui permet d’aller chercher délibérément une information précise. Nous avons également observé que la transposition des observables en discours s’effectue principalement selon un mode d’inférence abductif  10 (Peirce, 1994). Ce mode s’appuierait sur notre fonctionnement mental qui procède spontanément par analogie.

Les entretiens font encore ressortir que tous ces différents modes et activités opèrent sur fond de « résonance motrice », phénomène mis en évidence par les études sur le « système miroir  11  » et défini par Decety et Jackson (2004) comme « l’activité neurale qui est spontanément générée lors de la perception du mouvement, des gestes et des actions, faits par autrui » (p. 76, traduction libre 12 ). Godard (1995) va même jusqu’à parler d’une sensation du poids de l’autre : « Le regard sur le mouvement de l’autre nous entraine dans un phénomène de “transport” dans le poids de l’autre. » (p. 227). Il formule aussi ce voyage en termes de « contagion gravitaire » (ibid.) ou, à l’instar d’autres analystes du mouvement, d’« empathie kinesthésique » (Goldman, 1994 ; Kaylo, 2006).

Pour résumer, nous pourrions comparer l’activité d’observation à la richesse « rhizomatique » de certaines plantes, les fleurs et les feuilles représentant les résultats communicables de l’observation et la partie souterraine évoquant la complexité des éléments subjectifs mis en œuvre lors de l’activité.

L’épistémologie de l’analyse d’activité

Nous ne pensons pas nous tromper en affirmant que les deux approches, LMA et AFCMD, tiennent à rester des systèmes ouverts et évolutifs. Mieux comprendre les processus à l’œuvre dans l’activité d’observation nous permettrait de ne pas rester enfermés dans les lexiques spécialisés développés par chaque approche. Pour ce faire, nous nous inspirons de l’analyse d’activité qui pourrait nous permettre d’identifier les processus à l’œuvre dans l’observation et de faire ressortir leur transversalité, dans un souci d’intelligibilité. Comme nous le propose Barbier (2011), « le lexique de l’intelligibilité provient d’une démarche de connaissance et consiste à faire des liens d’influence réciproque ou d’interdépendance entre plusieurs existants » (pp. 12–13). Les existants dont il est question dans notre recherche concernent, d’une part, ce que l’analyste-expert dit de son activité d’analyse au moment de l’entretien avec le chercheur—ses savoirs mobilisés et ce qu’il énonce comme résultats de son analyse—et, d’autre part, ce que le chercheur décode en termes d’activités et de « construction de sens  13  » (pp. 45–47) à partir des dires de l’analyste expert.

Étudier l’activité d’analyse du mouvement en tant que processus, au lieu de privilégier son résultat, constitue le premier intérêt à cette option épistémologique. Elle permet une prise de distance nécessaire pour le passage d’une sémantique professionnelle à « une sémantique de l’intelligibilité de l’activité » (Barbier et Durand, 2003, p. 109).

Par ailleurs, « la construction progressive d’une culture de pensée transversale » (Barbier, 2011, p. 62) constitue le second intérêt de l’analyse d’activité. En effet, nous suggérons que le fait de proposer un vocabulaire d’intelligibilité permettrait de faire exister et de rendre accessible les activités d’observation et d’analyse du mouvement dans différents domaines (théâtre, musique, communication, anthropologie …) et de les mettre en relation avec différents champs de compétences, créant, de fait, un méta-champ de connaissances.

Méthodologie

Notre recherche consiste à inviter des experts en analyse du mouvement dansé (12 LMA et 12 AFCMD), formés dans l’une ou l’autre (parfois les deux) des approches considérées, à participer à un entretien au cours duquel ils réalisent une analyse comparative d’une même séquence, dansée par deux interprètes différentes, à partir d’un enregistrement vidéo. Lors de l’observation de la séquence, la tâche des experts consiste à identifier la singularité fonctionnelle et expressive de chacune des interprètes.

La technique d’entretien utilisée, connue sous le nom d’« entretien d’explicitation », est une technique qualitative d’entretien développée par le psychologue chercheur français Pierre Vermersch (2000, 2009) à partir des théories de la conscience et de l’attention de Husserl. Cette technique a été conçue pour obtenir des verbalisations descriptives détaillées, grâce à l’action d’introspection sur l’expérience vécue. Dans le contexte de notre recherche, l’objectif de l’entretien introspectif est double : accéder au processus des experts au cours de leur activité d’observation-analyse du mouvement, et révéler les savoirs implicites qui les sous-tendent. Pour ce faire, l’interviewer accompagne l’analyste expert dans son activité en l’invitant à préciser systématiquement sur quoi se porte son attention, à décrire ce qu’il voit et à identifier comment il fait pour voir et nommer ce qu’il voit.

L’analyse des données consiste à faire ressortir les indices observables, à identifier les différentes activités auxquelles le participant a recours, à repérer les savoirs implicites mobilisés et à faire ressortir les concepts d’analyse du mouvement (le lexique spécialisé) auxquels son analyse renvoie. Par ailleurs, nous reconstruisons la cohérence chronologique de son expérience.

En ce qui concerne les limites de l’étude, l’accès au processus d’observation-analyse n’est pas direct mais passe par l’entretien avec le chercheur. Cette « activité de communication  14  » doit composer avec des phénomènes d’ostension et d’inférence (Sperber et Wilson, 1989) qui lui sont inhérents. Il s’agit donc d’une situation bien particulière dont les résultats ne pourront pas être étendus à d’autres types de situations comme par exemple l’enseignement ou l’analyse esthétique.

Conclusion

En cherchant à rendre compte de ce qui constitue l’activité d’observation-analyse de l’expert analyste du mouvement, nous espérons mettre en évidence des processus transversaux et communs à des praticiens issus de formations différentes. Nous pensons que cela pourrait nous aider à développer un cadre conceptuel nous permettant d’intégrer les nouvelles connaissances sur le mouvement et sa perception. Nous aurons à cœur de ne pas enfermer les concepts dans un cadre trop normalisant en cherchant l’équilibre entre clarté et ouverture. Nous pensons que l’analyse d’activité pourrait représenter un moyen de réaliser cet équilibre, notamment en donnant un accès à la partie souterraine de l’analyse du mouvement dansé.

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Entretiens individuels (conduits by Nicole Harbonnier, assistée d’Helen Simard pour les participants anglophones)

  • LMA (USA): Trisha Bauman (21 mai 2014), Kathie Debenham et Pat Debenham (26 mars 2014), Cate Deicher (25 mars 2014), Martha Eddy (22 mai 2014), Esther Geiger (23 mai 2014), Peggy Hackney (12 mai 2014), Janet Kaylo (20 mai 2014), Sharon Mansur (23 mai 2014), Carol-Lynn Moore (25 mars 2014), Pamela Schick (12 mai 2014)
  • LMA (France): Angela Loureiro (1 avril 2014)
  • LMA (Canada): Nadine Saxton (4 juin 2014)
  • LMA et AFCMD (France): Élisabeth Schwartz (15 juillet 2013)
  • AFCMD (France): Mohamed Ahamada (24 aout 2014), Catherine Augé (21 janvier 2015), Claudia Damasio (20 janvier 2015), Soahanta De Oliveira (15 juillet 2013), Catherine Friderich (20 janvier 2015), Nuch Grenet (19 juillet 2013), Lydie Guelpa (18 juillet 2013), Bernard Kesch (23 janvier 2015), Emmanuelle Lyon (16 décembre 2013), Térésa Salerno (20 février 2015), Nathalie Schulmann (16 juillet 2013), Martine Truong Tan Trung (4 juillet 2014), Valentine Vuilleumier (7 janvier 2014), Patricia Zaretti (19 décembre 2013)

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© 2015, Nicole Harbonnier, Geneviève Dussault, Catherine Ferri